Les rêveries du promeneur solitaire
vengeance ou de haine, et pour trouver encore dans
ma destinée du goût à quelque amusement, il faut assurément avoir
un naturel bien épuré de toutes passions irascibles. C'est me
venger de mes persécuteurs à ma manière, je ne saurais les punir
plus cruellement que d'être heureux malgré eux. Oui, sans doute la
raison me permet, me prescrit même de me livrer à tout penchant qui
m'attire et que rien ne m'empêche de suivre, mais elle ne m'apprend
pas pourquoi ce penchant m'attire, et quel attrait je puis trouver
à une vaine étude faite sans profit, sans progrès, et qui, vieux
radoteur déjà caduc et pesant, sans facilité, sans mémoire me
ramène aux exercices de la jeunesse et aux leçons d'un écolier. Or
c'est une bizarrerie que je voudrais m'expliquer ; il me
semble que, bien éclaircie, elle pourrait jeter quelque nouveau
jour sur cette connaissance de moi-même à l'acquisition de laquelle
j'ai consacré mes derniers loisirs. J'ai pensé quelquefois assez
profondément, mais rarement avec plaisir, presque toujours contre
mon gré et comme par force : la rêverie me délasse et m'amuse,
la réflexion me fatigue et m'attriste penser fut toujours pour moi
une occupation pénible et sans charme. Quelquefois mes rêveries
finissent par la méditation, mais plus souvent mes méditations
finissent par la rêverie, et durant ces égarements mon âme erre et
plane dans l'univers sur les ailes de l'imagination dans des
extases qui passent toute autre jouissance. Tant que je goûtai
celle-là dans toute sa pureté toute autre occupation me fut
toujours insipide. Mais quand, une fois jeté dans la carrière
littéraire par des impulsions étrangères, je sentis la fatigue du
travail d'esprit et l'importunité d'une célébrité malheureuse, je
sentis en même temps languir et s'attiédir mes douces rêveries, et
bientôt forcé de m'occuper malgré moi de ma triste situation, je ne
pus plus retrouver que bien rarement ces chères extases qui durant
cinquante ans m'avaient tenu lieu de fortune et de gloire, et sans
autre dépense que celle du temps m'avaient rendu dans l'oisiveté le
plus heureux des mortels.
J'avais même à craindre dans mes rêveries que mon imagination
effarouchée par mes malheurs ne tournât enfin de ce côté son
activité, et que le continuel sentiment de mes peines, me
resserrant le coeur par degrés, ne m'accablât enfin de leur poids.
Dans cet état, un instinct qui m'est naturel, me faisant fuir toute
idée attristante, imposa silence à mon imagination et, fixant mon
attention sur les objets qui m'environnaient me fit pour la
première fois détailler le spectacle de la nature, que je n'avais
guère contemplé jusqu'alors qu'en masse et dans son ensemble.
Les arbres, les arbrisseaux, les plantes sont la parure et le
vêtement de la terre. Rien n'est si triste que l'aspect d'une
campagne nue et pelée qui n'étale aux yeux que des pierres, du
limon et des sables. Mais vivifiée par la nature et revêtue de sa
robe de noces au milieu du cours des eaux et du chant des oiseaux,
la terre offre à l'homme dans l'harmonie des trois règnes un
spectacle plein de vie, d'intérêt et de charmes, le seul spectacle
au monde dont ses yeux et son coeur ne se lassent jamais. Plus un
contemplateur a l'âme sensible, plus il se livre aux extases
qu'excite en lui cet accord. Une rêverie douce et profonde s'empare
alors de ses sens, et il se perd avec une délicieuse ivresse dans
l'immensité de ce beau système avec lequel il se sent identifié.
Alors tous les objets particuliers lui échappent, il ne voit et ne
sent rien que dans le tout. Il faut que quelque circonstance
particulière resserre ses idées et circonscrive son imagination
pour qu'il puisse observer par partie cet univers qu'il s'efforçait
d'embrasser. C'est ce qui m'arriva naturellement quand mon coeur
resserré par la détresse rapprochait et concentrait tous ses
mouvements autour de lui pour conserver ce reste de chaleur prêt à
s'évaporer et s'éteindre dans l'abattement où je tombais par degré.
J'errais nonchalamment dans les bois et dans les montagnes, n'osant
penser de peur d'attiser mes douleurs. Mon imagination qui se
refuse aux objets de peine laissait mes sens se livrer aux
impressions légères mais douces des objets environnants. Mes yeux
se promenaient sans cesse de l'un à l'autre, et il n'était pas
possible que dans une variété si grande il ne s'en trouvât qui les
fixaient davantage et les arrêtaient
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