Les rêveries du promeneur solitaire
plus longtemps. Je pris goût à
cette récréation des yeux, qui dans l'infortune repose, amuse,
distrait l'esprit et suspend le sentiment des peines. La nature des
objets aide beaucoup à cette diversion et la rend plus séduisante.
Les odeurs suaves, les vives couleurs, les plus élégantes formes
semblent se disputer à l'envi le droit de fixer notre attention. Il
ne faut qu'aimer le plaisir pour se livrer à des sensations si
douces, et si cet effet n'a pas lieu sur tous ceux qui en sont
frappés, c'est dans les uns faute de sensibilité naturelle et dans
la plupart que leur esprit trop occupé d'autres idées ne se livre
qu'à la dérobée aux objets qui frappent leurs sens. Une autre chose
contribue encore à éloigner du règne végétal l'attention des gens
de goût ; c'est l'habitude de ne chercher dans les plantes que
des drogues et des remèdes. Théophraste s'y était pris autrement,
et l'on peut regarder ce philosophe comme le seul botaniste de
l'antiquité aussi n'est-il presque point connu parmi nous ;
mais grâce à un certain Dioscoride, grand compilateur de recettes,
et à ses commentateurs la médecine s'est tellement emparée des
plantes transformées en exemples qu'on n'y voit que ce qu'on n'y
voit point, avoir les prétendues vertus qu'il plaît au tiers et au
quart de leur attribuer. On ne conçoit pas que organisation
végétale puisse par elle-même mériter quelque attention ; des
gens qui passent leur vie arranger savamment des coquilles se
moquent de la botanique comme d'une étude inutile quand on n'y
joint pas, comme ils disent, celle des propriétés, c'est-à-dire
quand on n'abandonne pas l'observation de la nature qui ne ment
point et qui ne nous dit rien de tout cela, pour se livrer
uniquement à l'autorité des hommes qui sont menteurs et qui
affirment beaucoup de choses qu'il faut croire sur une parole,
fondée elle-même le plus souvent sur l'autorité d'autrui.
Arrêtez-vous dans une prairie émaillée à examiner successivement
les fleurs dont elle brille, ceux qui vous verront faire, vous
prenant pour un frater, vous demanderont des herbes pour guérir la
rogne des enfants, la gale des hommes ou la morve des chevaux. Ce
dégoûtant préjugé est détruit en partie dans les autres pays et
surtout en Angleterre grâce à Linnæus qui a un peu tiré la
botanique des écoles de la pharmacie pour la rendre à l'histoire
naturelle et aux usages économiques, mais en France où cette étude
a moins pénétré chez les gens du monde, on est resté sur ce point
tellement barbare qu'un bel esprit de Paris voyant à Londres tel
jardin de curieux plein d'arbres et de plantes rares s'écria pour
tout éloge : Voilà un fort beau jardin d'apothicaire ! A
ce compte le premier apothicaire fut Adam. Car il n'est pas aisé
d'imaginer un jardin mieux assorti de plantes que celui d'Eden. Ces
idées médicinales ne sont assurément guère propres à rendre
agréable l'étude de la botanique, elles flétrissent l'émail des
prés, l'éclat des fleurs, dessèchent la fraîcheur des bocages,
rendent la verdure et les ombrages insipides et dégoûtants ;
toutes ces structures charmantes et gracieuses intéressent fort peu
quiconque ne veut que piler tout cela dans un mortier, et l'on
n'ira pas chercher des guirlandes pour les bergères parmi des
herbes pour les lavements. Toute cette pharmacie ne souillait point
mes images champêtres ; rien n'en était plus éloigné que des
tisanes et des emplâtres. J'ai souvent pensé en regardant de près
les champs, les vergers, les bois et leurs nombreux habitants que
le règne végétal était un magasin d'aliments donnés par la nature à
l'homme et aux animaux. Mais jamais il ne m'est venu à l'esprit d'y
chercher des drogues et des remèdes.
Je ne vois rien dans ses diverses productions qui m'indique un
pareil usage, et elle nous aurait montré le choix si elle nous
l'avait prescrit, comme elle a fait pour les comestibles. Je sens
même que le plaisir que je prends à parcourir les bocages serait
empoisonné par le sentiment des infirmités humaines s'il me
laissait penser à la fièvre, à la pierre, à la goutte et au mal
caduc. Du reste je ne disputerai point aux végétaux les grandes
vertus qu'on leur attribue ; je dirai seulement qu'en
supposant ces vertus réelles, c'est malice pure aux malades de
continuer à l'être ; car de tant de maladies que les hommes se
donnent il n'y en a pas une seule dont vingt sortes d'herbes ne
guérissent
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