Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Les rêveries du promeneur solitaire

Les rêveries du promeneur solitaire

Titel: Les rêveries du promeneur solitaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
Vom Netzwerk:
rien de
communiqué ne peut se prolonger en moi. Tous les événements de la
fortune, toutes les machines des hommes ont peu de prise sur un
homme ainsi constitué. Pour m'affecter de peines durables, il
faudrait que l'impression se renouvelât à chaque instant. Car les
intervalles quelques courts qu'ils soient, suffisent pour me rendre
à moi-même. Je suis ce qu'il plaît aux hommes tant qu'ils peuvent
agir sur mes sens ; mais au premier instant de relâche, je
redeviens ce que la nature a voulu, c'est là, quoi qu'on puisse
faire mon état le plus constant et celui par lequel en dépit de la
destinée je goûte un bonheur pour lequel je me sens constitué. J'ai
décrit cet état dans une de mes rêveries. Il me convient si bien
que je ne désire autre chose que sa durée et ne crains que de le
voir troublé. Le mal que m'ont fait les hommes ne me touche en
aucune sorte, la crainte seule de celui qu'ils peuvent me faire
encore est capable de m'agiter ; mais certain qu'ils n'ont
plus de nouvelle prise par laquelle ils puissent m'affecter d'un
sentiment permanent, je me ris de toutes leurs trames et je jouis
de moi-même en dépit d'eux.
     

Neuvième Promenade
    Le bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici-bas
pour l'homme. Tout est sur la terre dans un flux continuel qui ne
permet à rien d'y prendre une forme constante. Tout change autour
de nous. Nous changeons nous-mêmes et nul ne peut s'assurer qu'il
aimera demain ce qu'il aime aujourd'hui. Ainsi tous nos projets de
félicité pour cette vie sont des chimères. Profitons du
contentement d'esprit quand il vient gardons-nous de l'éloigner par
notre faute mais ne faisons pas des projets pour l'enchaîner, car
ces projets-là sont de pures folies. J'ai peu vu d'hommes heureux,
peut-être point, mais j'ai souvent vu des coeurs contents, et de
tous les objets qui m'ont frappé c'est celui qui m'a le plus
contenté moi-même. Je crois que c'est une suite naturelle du
pouvoir des sensations sur mes sentiments internes. Le bonheur n'a
point d'enseigne extérieure ; pour le connaître il faudrait
lire dans le coeur de l'homme heureux ; mais le contentement
se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l'accent, dans la
démarche, et semble se communiquer à celui qui l'aperçoit. Est-il
une jouissance plus douce que de voir un peuple entier se livrer à
la joie un jour de fête et tous les coeurs s'épanouir aux rayons
expansifs du plaisir qui passe rapidement, mais vivement, à travers
les nuages de la vie ? Il y a trois jours que M. P. vint avec
un empressement extraordinaire me montrer l'éloge de madame
Geoffrin par M. d'Alembert. La lecture fut précédée de longs et
grands éclats de rire sur le ridicule néologisme de cette pièce et
sur les badins jeux de mots dont il la disait remplie. Il commença
de lire en riant toujours, je l'écoutai d'un sérieux qui le calma,
et voyant que je ne l'imitais point il cessa enfin de rire.
L'article le plus long et le plus recherché de cette pièce roulait
sur le plaisir que prenait madame Geoffrin à voir les enfants et à
les faire causer. L'auteur tirait avec raison de cette disposition
une preuve de bon naturel. Mais il ne s'arrêtait pas là et il
accusait décidément de mauvais naturel et de méchanceté tous ceux
qui n'avaient pas le même goût, au point de dire que si l'on
interrogeait là-dessus ceux qu'on mène au gibet ou à la roue tous
conviendraient qu'ils n'avaient pas aimé les enfants. Ces
assertions faisaient un effet singulier dans la place où elles
étaient. Supposant tout cela vrai était-ce là l'occasion de le dire
et fallait-il souiller l'éloge d'une femme estimable des images de
supplice et de malfaiteur ? Je compris aisément le motif de
cette affectation vilaine et quand M. P. eut fini de lire, en
relevant ce qui m'avait paru bien dans l'éloge j'ajoutai que
l'auteur en l'écrivant avait dans le coeur moins d'amitié que de
haine. Le lendemain, le temps étant assez beau quoique froid,
j'allai faire une course jusqu'à l'école militaire, comptant d'y
trouver des mousses en pleine fleur. En allant, je rêvais sur la
visite de la veille et sur l'écrit de M. d'Alembert où je pensais
bien que le placage épisodique n'avait pas été mis sans dessein, et
la seule affectation de m'apporter cette brochure à moi à qui l'on
cache tout, m'apprenait assez quel en était l'objet. J'avais mis
mes enfants aux Enfants-Trouvés, c'en était assez pour m'avoir
travesti en père

Weitere Kostenlose Bücher