Les rêveries du promeneur solitaire
dénaturé, et de là, en étendant et caressant cette
idée, on en avait peu à peu tiré la conséquence évidente que je
haïssais les enfants ; en suivant par la pensée la chaîne de
ces gradations j'admirais avec quel art l'industrie humaine sait
changer les choses du blanc au noir. Car je ne crois pas que jamais
homme ait plus aimé que moi à voir de petits bambins folâtrer et
jouer ensemble, et souvent dans la rue et aux promenades je
m'arrête à regarder leur espièglerie et leurs petits jeux avec un
intérêt que je ne vois partager à personne. Le jour même où vint M.
P., une heure avant sa visite j'avais eu celle des deux petits du
Soussoi les plus jeunes enfants de mon hôte, dont l'aîné peut avoir
sept ans : ils étaient venus m'embrasser de si bon coeur et je
leur avais rendu si tendrement leurs caresses que malgré la
disparité des âges ils avaient paru se plaire avec moi sincèrement,
et pour moi j'étais transporté d'aise de voir que ma vieille figure
ne les avait pas rebutés. Le cadet même paraissait revenir à moi si
volontiers que, plus enfant qu'eux, je me sentais attacher à lui
déjà par préférence et je le vis partir avec autant de regret que
s'il m'eût appartenu. Je comprends que le reproche d'avoir mis mes
enfants aux Enfants-Trouvés a facilement dégénéré, avec un peu de
tournure, en celui d'être un père dénaturé et de haïr les enfants.
Cependant il est sûr que c'est la crainte d'une destinée pour eux
mille fois pire et presque inévitable par toute autre voie qui m'a
le plus déterminé dans cette démarche.
Plus indifférent sur ce qu'ils deviendraient et hors d'état de
les élever moi-même, il aurait fallu dans ma situation les laisser
élever par leur mère qui les aurait gâtés et par sa famille qui en
aurait fait des monstres. Je frémis encore d'y penser. Ce que
Mahomet fit de Séide n'est rien auprès de ce qu'on aurait fait
d'eux à mon égard, et les pièges qu'on m'a tendus là-dessus dans la
suite me confirment assez que le projet en avait été formé. A la
vérité j'étais bien éloigné de prévoir alors ces trames
atroces : mais je savais que l'éducation pour eux la moins
périlleuse était celle des Enfant-Trouvés et je les y mis. Je le
ferais encore avec bien moins de doute aussi si la chose était à
faire et je sais bien que nul père n'est plus tendre que je
l'aurais été pour eux, pour peu que l'habitude eût aidé la nature.
Si j'ai fait quelque progrès dans la connaissance du coeur humain,
c'est le plaisir que j'avais à voir et observer les enfants qui m'a
valu cette connaissance. Ce même plaisir dans ma jeunesse y a mis
une espèce d'obstacle, car je jouais avec les enfants si gaiement
et de si bon coeur que je ne songeais guère à les étudier. Mais
quand en vieillissant j'ai vu que ma figure caduque les inquiétait,
je me suis abstenu de les importuner, et j'ai mieux aimé me priver
d'un plaisir que de troubler leur joie et content alors de me
satisfaire en regardant leurs jeux et tous leurs petits manèges,
j'ai trouvé le dédommagement de mon sacrifice dans les lumières que
ces observations m'ont fait acquérir sur les premiers et vrais
mouvements de la nature auxquels tous nos savants ne connaissent
rien. J'ai consigné dans mes écrits la preuve que je m'étais occupé
de cette recherche trop soigneusement pour ne l'avoir pas faite
avec plaisir, et ce serait assurément la chose du monde la plus
incroyable que l'Héloïse et l'Emile fussent l'ouvrage d'un homme
qui n'aimait pas les enfants. Je n'eus jamais ni présence d'esprit
ni facilité de parler ; mais depuis mes malheurs ma langue et
ma tête se sont de plus en plus embarrassées. L'idée et le mot
propre m'échappent également, et rien n'exige un meilleur
discernement et un choix d'expression plus justes que les propos
qu'on tient aux enfants. Se qui augmente encore en moi cet embarras
est l'attention des écoutants, les interprétations et le poids
qu'ils donnent à tout ce qui part d'un homme qui, ayant écrit
expressément pour les enfants, est supposé ne devoir leur parler
que par oracles. Cette gêne extrême et l'inaptitude que je me sens
me trouble, me déconcerte et je serais bien plus à mon aise devant
un monarque d'Asie que devant un bambin qu'il faut faire
babiller.
Un autre inconvénient me tient maintenant plus éloigné d'eux, et
depuis mes malheurs je les vois toujours avec le même plaisir, mais
je n'ai plus avec eux la même
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