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Les rêveries du promeneur solitaire

Les rêveries du promeneur solitaire

Titel: Les rêveries du promeneur solitaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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qui trouve un écu en est plus affecté que ne le serait un
riche en trouvant une bourse d'or. On rirait si l'on voyait dans
mon âme l'impression qu'y font les moindres plaisirs de cette
espèce que je puis dérober à la vigilance de mes persécuteurs. Un
des plus doux s'offrit il y a quatre ou cinq ans, que je ne me
rappelle jamais sans me sentir ravi d'aise d'en avoir si bien
profité. Un dimanche nous étions allés, ma femme et moi dîner à la
porte Maillot. Après le dîner nous traversâmes le bois de Boulogne
jusqu'à la Muette, là nous nous assîmes sur l'herbe à l'ombre en
attendant que le soleil fût baissé pour nous en retourner ensuite
tout doucement par Passy. Une vingtaine de petites filles conduites
par une manière de religieuse vinrent les unes s'asseoir, les
autres folâtrer assez près de nous. Durant leurs jeux vint à passer
un oublieur avec son tambour et son tourniquet, qui cherchait
pratique. Je vis que les petites filles convoitaient fort les
oublies, et deux ou trois d'entre elles, qui apparemment
possédaient quelques liards, demandèrent la permission de jouer.
Tandis que la gouvernante hésitait et disputait, j'appelai
l'oublieur et je lui dis : Faites tirer toutes ces demoiselles
chacune à son tour et je vous paierai le tout. Ce mot répandit dans
toute la troupe une joie qui seule eût plus que payé ma bourse
quand je l'aurais toute employée à cela. Comme je vis qu'elles
s'empressaient avec un peu de confusion, avec l'agrément de la
gouvernante je les fis ranger toutes d'un côté, et puis passer de
l'autre côté l'une après l'autre à mesure qu'elles avaient tiré.
Quoiqu'il n'y eût point de billet blanc et qu'il revînt au moins
une oublie à chacune de celles qui n'auraient rien, qu'aucune
d'elles ne pouvait être absolument mécontente, afin de rendre la
fête encore plus gaie, je dis en secret à l'oublieur d'user de son
adresse ordinaire en sens contraire en faisant tomber autant de
bons lots qu'il pourrait, et que je lui en tiendrais compte. Au
moyen de cette prévoyance, il y eut tout près d'une centaine
d'oublies distribués, quoique les jeunes filles ne tirassent
chacune qu'une seule fois, car là-dessus je fus inexorable, ne
voulant ni favoriser des abus ni marquer des préférences qui
produiraient des mécontentements. Ma femme insinua à celles qui
avaient de bons lots d'en faire part à leurs camarades, au moyen de
quoi le partage devint presque égal et la joie plus générale.
    Je priai la religieuse de vouloir bien tirer à son tour,
craignant fort qu'elle ne rejetât dédaigneusement mon offre ;
elle l'accepta de bonne grâce, tira comme les pensionnaires et prit
sans façon ce qui lui revint. Je lui en sus un gré infini, et je
trouvai à cela une sorte de politesse qui me plut fort et qui vaut
bien, je crois, celle des simagrées. Pendant toute cette opération
il y eut des disputes qu'on porta devant mon tribunal, et ces
petites filles venant plaider tour à tour leur cause me donnèrent
occasion de remarquer que, quoiqu'il n'y en eût aucune de jolie, la
gentillesse de quelques-unes faisait oublier leur laideur.
    Nous nous quittâmes enfin très contents les uns des autres, et
cet après-midi fut un de ceux de ma vie dont je me rappelle le
souvenir avec le plus de satisfaction. La fête au reste ne fut pas
ruineuse, pour trente sous qu'il m'en coûta tout au plus, il y eut
pour plus de cent écus de contentement. Tant il est vrai que le
vrai plaisir ne se mesure pas sur la dépense et que la joie est
plus amie des liards que des louis. Je suis revenu plusieurs fois à
la même place à la même heure, espérant d'y rencontrer encore la
petite troupe, mais cela n'est plus arrivé.
    Ceci me rappelle un autre amusement à peu près de même espèce
dont le souvenir m'est resté de beaucoup plus loin. C'était dans le
malheureux temps où, faufilé parmi les riches et les gens de
lettres, j'étais quelquefois réduit à partager leurs tristes
plaisirs. J'étais à la Chevrette au temps de la fête du maître de
la maison ; toute sa famille s'était réunie pour la célébrer,
et tout l'éclat des plaisirs bruyants fut mis en oeuvre pour cet
effet. Spectacles, festins, feux d'artifice, rien ne fut épargné.
L'on n'avait pas le temps de prendre haleine et l'on s'étourdissait
au lieu de s'amuser. Après le dîner on alla prendre l'air dans
l'avenue où se tenait une espèce de foire. On dansait, les
messieurs daignèrent danser avec les paysannes,

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