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Les rêveries du promeneur solitaire

Les rêveries du promeneur solitaire

Titel: Les rêveries du promeneur solitaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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eux ne dépendent
pas des leurs pour moi, je ne vois jamais sans respect et sans
intérêt ces anciens défenseurs de leur patrie : mais il m'est
bien dur de me voir si mal payé de leur part de la justice que je
leur rends. Quand par hasard j'en rencontre quelqu'un qui a échappé
aux instructions communes, ou qui ne connaissant pas ma figure ne
me montre aucune aversion, l'honnête salutation de ce seul-là me
dédommage du maintien rébarbatif des autres. Je les oublie pour ne
m'occuper que de lui, et je m'imagine qu'il a une de ces âmes comme
la mienne où la haine ne saurait pénétrer. J'eus encore ce plaisir
l'année dernière en passant l'eau pour m'aller promener à l'île aux
Cygnes. Un pauvre vieux invalide dans un bateau attendait compagnie
pour traverser. Je me présentai ; je dis au batelier de
partir. L'eau était forte et la traversée fut longue. Je n'osais
presque pas adresser la parole à l'invalide de peur d'être rudoyé
et rebuté comme à l'ordinaire, mais son air honnête me rassura.
Nous causâmes. Il me parut homme de sens et de moeurs. Je fus
surpris et charmé de son ton ouvert et affable, je n'étais pas
accoutumé à tant de faveur ; ma surprise cessa quand j'appris
qu'il arrivait tout nouvellement de province. Je compris qu'on ne
lui avait pas encore montré ma figure et donné ses instructions. Je
profitai de cet incognito pour converser quelques moments avec un
homme et je sentis à la douceur que j'y trouvais combien la rareté
des plaisirs les plus communs est capable d'en augmenter le prix.
En sortant du bateau il préparait ses deux pauvres liards. Je payai
le passage et le priai de les resserrer en tremblant de le cabrer.
Cela n'arriva point au contraire il parut sensible à mon attention
et surtout à celle que j'eus encore, comme il était plus vieux que
moi, de lui aider à sortir du bateau. Qui croirait que je fus assez
enfant pour en pleurer d'aise ? Je mourais d'envie de lui
mettre une pièce de vingt-quatre sous dans la main pour avoir du
tabac ; je n'osai jamais. La même honte qui me retint m'a
souvent empêché de faire de bonnes actions qui m'auraient comblé de
joie et dont je ne me suis abstenu qu'en déplorant mon imbécillité.
Cette fois, après avoir quitté mon vieux invalide, je me consolai
bientôt en pensant que j'aurais pour ainsi dire agi contre mes
propres principes en mêlant aux choses honnêtes un prix d'argent
qui dégrade leur noblesse et souille leur désintéressement. Il faut
s'empresser de secourir ceux qui en ont besoin, mais dans le
commerce ordinaire de la vie laissons la bienveillance naturelle et
l'urbanité faire chacune leur oeuvre sans que jamais rien de vénal
et de mercantile ose approcher d'une si pure source pour la
corrompre ou pour l'altérer. On dit qu'en Hollande le peuple se
fait payer pour vous dire l'heure et pour vous montrer le chemin.
Ce doit être un bien méprisable peuple que celui qui trafique ainsi
des plus simples devoirs de l'humanité. J'ai remarqué qu'il n'y a
que l'Europe seule où l'on vende l'hospitalité. Dans toute l'Asie
on vous loge gratuitement ; je comprends qu'on n'y trouve pas
si bien toutes ses aises. Mais n'est-ce rien que de se dire :
Je suis homme et reçu chez des humains ? C'est l'humanité pure
qui me donne le couvert. Les petites privations s'endurent sans
peine quand le coeur est mieux traité que le corps.
     

Dixième Promenade
    Aujourd'hui, jour de Pâques fleuries, il y a précisément
cinquante ans de ma première connaissance avec madame de Warens.
Elle avait vingt-huit ans alors, étant née avec le siècle. Je n'en
avais pas encore dix-sept et mon tempérament naissant, mais que
j'ignorais encore, donnait une nouvelle chaleur à un coeur
naturellement plein de vie. S'il n'était pas étonnant qu'elle
conçût de la bienveillance pour un jeune homme vif, mais doux et
modeste d'une figure assez agréable, il l'était encore moins qu'une
femme charmante pleine d'esprit et de grâces, m'inspirât avec la
reconnaissance des sentiments plus tendres que je n'en distinguais
pas. Mais ce qui est moins ordinaire est que ce premier moment
décida de moi pour toute ma vie, et produisit par un enchaînement
inévitable le destin du reste de mes jours. Mon âme dont mes
organes n'avaient point développé les plus précieuses facultés
n'avait encore aucune forme déterminée. Elle attendait dans une
sorte d'impatience le moment qui devait la lui donner, et ce moment
accéléré par cette

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