Les rêveries du promeneur solitaire
rencontre ne vint pourtant pas sitôt, et dans la
simplicité de moeurs que l'éducation m'avait donnée je vis
longtemps prolonger pour moi cet état délicieux mais rapide où
l'amour et l'innocence habitent le même coeur. Elle m'avait
éloigné. Tout me rappelait à elle, il y fallut revenir. Ce retour
fixa ma destinée, et longtemps encore avant de la posséder je ne
vivais plus qu'en elle et pour elle. Ah ! si j'avais suffi à
son coeur comme elle suffisait au mien ! Quels paisibles et
délicieux jours nous eussions coulés ensemble ! Nous en avons
passé de tels, mais qu'ils ont été courts et rapides, et quel
destin les a suivis ! Il n'y a pas de jour où je ne me
rappelle avec joie et attendrissement cet unique et court temps de
ma vie où je fus moi pleinement, sans mélange et sans obstacle, et
où je puis véritablement dire avoir vécu. Je puis dire à peu près
comme ce préfet du prétoire qui disgracié sous Vespasien s'en alla
finir paisiblement ses jours à la campagne : "J'ai passé
soixante et dix ans sur la terre, et j'en ai vécu sept." Sans ce
court mais précieux espace je serais resté peut-être incertain sur
moi, car tout le reste de ma vie, faible et sans résistance, j'ai
été tellement agité, ballotté, tiraillé par les passions d'autrui,
que presque passif dans une vie aussi orageuse j'aurais peine à
démêler ce qu'il y a du mien dans ma propre conduite, tant la dure
nécessité n'a cessé de s'appesantir sur moi. Mais durant ce petit
nombre d'années, aimé d'une femme pleine de complaisance et de
douceur, je fis ce que je voulais faire, je fus ce que je voulais
être, et par l'emploi que je fis de mes loisirs, aidé de ses leçons
et de son exemple, je sus donner à mon âme encore simple et neuve
la forme qui lui convenait davantage et qu'elle a gardée toujours.
Le goût de la solitude et de la contemplation naquit dans mon coeur
avec les sentiments expansifs et tendres faits pour être son
aliment. Le tumulte et le bruit les resserrent et les étouffent, le
calme et la paix les raniment et les exaltent. J'ai besoin de me
recueillir pour aimer. J'engageai maman à vivre à la campagne. Une
maison isolée au penchant d'un vallon fut notre asile, et c'est là
que dans l'espace de quatre ou cinq ans j'ai joui d'un siècle de
vie et d'un bonheur pur et plein qui couvre de son charme tout ce
que mon sort présent a d'affreux. J'avais besoin d'une amie selon
mon coeur, je la possédais. J'avais désiré la campagne, je l'avais
obtenue, je ne pouvais souffrir l'assujettissement, j'étais
parfaitement libre, et mieux que libre, car assujetti par mes seuls
attachements, je ne faisais que ce que je voulais faire. Tout mon
temps était rempli par des soins affectueux ou par des occupations
champêtres. Je ne désirais rien que la continuation d'un état si
doux. Ma seule peine était la crainte qu'il ne durât pas longtemps,
et cette crainte née de la gêne de notre situation n'était pas sans
fondement. Dès lors je songeai à me donner en même temps des
diversions sur cette inquiétude et des ressources pour en prévenir
l'effet. Je pensai qu'une provision de talents était la plus sûre
ressource contre la misère, et je résolus d'employer mes loisirs à
me mettre en état, s'il était possible, de rendre un jour à la
meilleure des femmes l'assistance que j'en avais reçue.
Vous avez aimé ce livre ?
Nos utilisateurs ont aussi téléchargés
Emmanuel Kant
----
Fondements de
la métaphysique des moeurs
Jean-Jacques Rousseau
----
Les
Confessions
Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau est une autobiographie
publiée à titre posthume.
Le titre des Confessions a sans doute été choisi en référence aux
Confessions de Saint-Augustin, publiées au IVe siècle après Jésus
Christ. Rousseau, qui était protestant, accomplit ainsi un acte
sans valeur religieuse à proprement parler, mais doté d’une forte
connotation symbolique: celui de l’aveu des pêchés, de la
confession. On reproche souvent à Rousseau la prétention extrême
présente dans certains extraits des « Confessions » et dissimulée
sous une apparente humilité, mais passer outre à la première
lecture est nécessaire pour accéder au second niveau de l’œuvre,
qui reste un chef d’œuvre de la littérature française.
Composé de 12 livres, « Les Confessions » de Rousseau sont
considérées comme la première véritable autobiographie. La première
partie de l’œuvre (livres i à vi) a été
Weitere Kostenlose Bücher