Les révoltés de Cordoue
espions. Le Conseil des
anciens t’a choisi…
— Et toi ? Qui es-tu réellement ? Comment
sais-tu tant de choses ?
Abbas soupira. Ils se remirent à marcher.
— Ils ont profité de mon travail aux écuries pour que je
puisse te prévenir au sujet de ta mère, mais ils désirent aussi que je te
propose quelque chose.
Il fit une pause et, comme Hernando ne répliquait pas, il
reprit la parole :
— Toutes les mosquées d’Espagne sont organisées. Toutes
ont des muftis et des ulémas qui officient en secret. Valence, Aragon,
Catalogne, Tolède, Castille… dans tous ces lieux il y a des communautés de
croyants établies. Dans certaines d’entre elles quelqu’un s’est même nommé
roi ! Toutes les autres localités où ont été déportés les musulmans de
Grenade s’organisent, se joignant aux Maures dans des lieux où ils étaient déjà
établis ou bien, comme à Cordoue, là où il n’en restait quasiment plus un seul,
pour recréer cette structure.
— Mais moi…
— Tais-toi. En premier lieu, tu ne dois faire confiance
à personne. Non seulement il y a des espions, mais beaucoup de nos frères
aussi, malgré eux, cèdent sous les tortures de l’Inquisition. Nous pourrons
parler de ce que tu veux et j’essaierai de répondre à toutes les questions que
tu souhaites me poser, mais jure-moi que si tu n’acceptes pas notre
proposition, tu ne raconteras à personne ce que tu sais.
Leurs pas les avaient menés devant la calle del Reloj où,
sur une petite tour, se trouvait l’horloge de la ville. Tous deux se laissèrent
distraire un instant et observèrent des garçons qui jetaient des cailloux sur
les cloches.
— Tu le jures ? insista Abbas.
Un jésuite, qui criait et faisait des grimaces, s’efforçait
de mettre fin au jet de pierres.
— Oui, affirma Hernando, le regard perdu sur les petits
qui fuyaient devant le jésuite. Et comment savoir si je peux avoir confiance en
toi ?
Abbas sourit.
— Tu apprends vite ! Fais-tu confiance à Hamid,
l’esclave de la maison close ?
— Plus qu’à moi-même ! répliqua Hernando.
Ils prirent la direction du lupanar. Hamid était occupé et
ne put s’approcher, mais de la porte il fit un signe d’assentiment qu’Hernando
comprit sur l’instant : le maréchal-ferrant était digne de confiance.
Ce soir-là, enfermé dans son appartement, après avoir
vérifié à plusieurs reprises que la porte était bien barricadée de l’intérieur,
Hernando s’assit par terre et glissa ses doigts sur la couverture d’un
exemplaire râpé du Coran écrit en aljamiado. Puis il ouvrit l’œuvre divine et
feuilleta son contenu.
— Je ne suis pas là pour louer tes vertus ou blâmer tes
défauts, lui avait confessé Abbas au cours de la matinée, mais tu possèdes
quelque chose qui est important pour les besoins de nos frères : tu sais
lire et écrire, ce que la plupart d’entre nous ignorent.
Les livres écrits en arabe ou ayant un contenu musulman
faisaient l’objet d’une stricte interdiction, et quiconque était trouvé en
possession d’un exemplaire finissait dans les geôles de l’Inquisition. Abbas,
qui vivait lui aussi avec sa famille à l’étage au-dessus des box, avait paru
soulagé lorsque, en toute discrétion, il avait remis le Coran à Hernando.
— Il y a beaucoup d’autres livres répartis parmi les
gens, lui avait-il confié. Des traductions ou compositions du grand cadi Iyad
sur les miracles et vertus du Prophète, aux simples manuscrits en vers ou
prophéties en arabe ou en aljamiado. Ils les gardent cachés comme ils le
peuvent afin de conserver nos lois et nos croyances, chacun d’eux comme un
trésor. Le cardinal Cisneros, qui a convaincu les Rois Catholiques de trahir
les traités de paix avec les musulmans, a fait brûler à Grenade plus de
quatre-vingt mille de nos écrits. Traite l’œuvre divine comme ce qu’elle est
pourtant : le trésor de notre peuple.
Le trésor de notre peuple ! À nouveau Hernando devenait
le gardien du trésor des croyants.
Il devait lire et apprendre. Écrire. Transmettre les
connaissances et maintenir vivant l’esprit des musulmans. Il avait accepté sans
hésiter. Abbas l’avait alors invité à entrer dans une taverne et, à sa
surprise, avait demandé deux verres de vin avec lesquels ils avaient trinqué,
sous le regard des clients présents.
— Tu dois être plus chrétien que les chrétiens et, à la
fois, plus musulman que n’importe lequel
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