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Les turbulences d'une grande famille

Les turbulences d'une grande famille

Titel: Les turbulences d'une grande famille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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officiel à travers une capitale pavoisée aux couleurs de la Russie et de la France, les vivats déferlant au passage du tsar, la pose par lui de la première pierre du pont Alexandre-III, les discours, les accolades, les hymnes, toute cette agitation patriotique troublait Amicie parce qu'elle témoignait de la nostalgie des petites gens envers ce qui leur rappelait l'Ancien Régime, mais elle devinait, derrière cette manifestation de sympathie, l'espoir que l'entente franco-russe servirait avant tout à affaiblir la position de l'Allemagne et justifierait la politique d'un gouvernement qu'elle détestait.
    Or, voici qu'en 1898 l'affaire d'espionnage, qu'on croyait close depuis la condamnation du coupable, rebondissait et que le « pornographe » Zola, épaulé par Clemenceau, osait publier, sous le titre J'accuse, une lettreouverte au président de la République pour dénoncer « la plus grande erreur judiciaire de tous les temps ». Par bonheur, les tentatives de réhabilitation de Dreyfus échouaient l'une après l'autre. Mais les passions s'étaient tellement exacerbées que, après le procès intenté à Zola pour outrage à la magistrature, des manifestations éclataient à la Chambre des députés où les élus échangeaient des injures et des coups de poing. Ce qu'Amicie retenait de ce remue-ménage, c'est qu'il éclairait d'un jour aveuglant l'abaissement de la France républicaine. Le général Boulanger ayant disparu de la scène, les véritables champions de l'honneur français étaient désormais, à ses yeux, Paul Déroulède, qui n'hésitait pas à se battre en duel avec des dreyfusards enragés, et le duc d'Orléans, qui signait courageuse-ment un manifeste contre la révision du procès Dreyfus.
    Comme il fallait s'y attendre, Paul Déroulède fut attaqué en justice par les prétendus défenseurs de l'ordre. On lui reprochait d'avoir reconstitué l'ancienne Ligue des patriotes afin de mieux s'opposer à la Ligue des droits de l'homme et du citoyen, d'inspiration socialiste et dreyfusarde. Sur ces entrefaites,la mort subite du président Félix Faure, au cours, disait-on, d'une aventure galante à l'Élysée, provoqua une telle émotion dans la rue que les mécontents de tous bords se mobilisèrent dans l'attente de l'élection du nouveau chef de l'État. Le vote du congrès de Versailles ayant désigné, pour occuper la première magistrature du pays, le très prudent Émile Loubet désola Amicie. Il n'avait rien d'un homme à poigne. De toute évidence, il se contenterait de demi-mesures, alors que la France avait besoin d'un traitement de choc. D'emblée, les ligues « anti-révisionnaires » représentèrent Félix Faure comme l'élu des « panamistes », des « dreyfusards » et des « athées ». Dans ce concert de vociférations, Amicie joignait sa voix à celles des plus féroces détracteurs du président.
    L'ampleur de cette agitation partisane incita Paul Déroulède à un coup de force. Le 23 février 1899, jour des obsèques de Félix Faure, il tenta d'entraîner les troupes, commandées par le général Roget, à l'assaut du palais de l'Élysée. Mais le général, déjouant la manœuvre, n'eut pas de mal à reprendre ses hommes en main et à faire arrêter par eux le perturbateur qui les avait exhortés à ladésobéissance. Pendant qu'on déférait Paul Déroulède devant la Haute Cour, dix-sept partisans de la Ligue des patriotes se barricadaient dans un hôtel de la rue Chabrol, immédiatement baptisé « Fort Chabrol par la rumeur publique, et y soutenaient un siège en règle contre les forces de l'ordre. Tout au long des quarante jours que dura le face à face de la troupe et des héroïques amis de la Ligue, Amicie, cloîtrée dans son appartement douillet de la rue de Londres, regretta de n'être pas à leurs côtés pour narguer l'infâme Waldeck-Rousseau et ses sbires. Elle jugeait hautement symptomatique que le même homme qui l'avait déshonorée dans l'enceinte d'un tribunal fût en train de déshonorer la France à la tête du gouvernement. Cette coïncidence était prémonitoire. Se pouvait-il que nul, hormis elle, ne s'en avisât dans le pays ? Après la reddition du « fort » et la condamnation de Déroulède à deux ans de prison, puis au bannissement, elle s'attrista de la faculté d'oubli des Français. Déjà Paris s'ébrouait, se préparait aux réjouissances de la prochaine Exposition universelle, les membres du Conseil multipliaient leurs

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