Les turbulences d'une grande famille
aucune liste de souscription. Le public entier qui ne me connaissait que sur ma réputation d'avarice ignorait mon adresse et même la ville où j'habitais. Ne pouvant par conséquent s'appuyer sur les signes extérieurs de la fortune, il m'a comblée de demandes auxquelles j'ai opposé un silence absolu. Toutes les personnes qui pouvaient cependant constater [...] la véritéde mes assertions m'ont assaillie directement, et ensuite indirectement, en conseillant [à des quémandeurs] de s'adresser à moi, mais avec défense de les trahir [...]. J'ai été poursuivie de persécutions inlassables et en tous lieux : mon domicile envahi de force, le guet établi autour. Que serait-ce si on pouvait arriver librement à moi ? J'ai opposé la force de l'inertie [...]. Il y a cinq ans, mon existence étant rendue, par ces persécutions, matériellement et moralement intolérable, j'ai encore changé de lieu et changé de nom. »
Heureuse de s'être enfin déchargée de ses griefs contre une société stupide et ingrate, Amicie oubliait allégrement, dans sa lettre testamentaire, qu'elle avait bénéficié des revenus de « l'argent maudit » pendant toute la durée de sa vie. Elle concluait sa confession par une condamnation des espions mondains et des professionnels de la mendicité : « Ai-je le droit de taxer ces indiscrétions d'imbéciles de la part du public et d'inconvenantes de la part de personnes que je connais ? » Au bas du document, rédigé par un secrétaire, Amicie authentifia ses propos par une phrase de sa main : « Écrit sous ma dictée, pour êtrecommuniqué, le 31 décembre 1899. — Mme Jules Lebaudy 3 . »
En vérité, sa répugnance, quasi physique, à l'égard de l'opulence financière n'avait fait que croître avec les années. Quelqu'un de riche ne pouvait être, à son avis, quelqu'un d'estimable, et il aggravait son cas si, au lieu de se contenter de sa fortune, il prétendait l'arrondir. Seule la pauvreté charmait Amicie, au point de l'aveugler sur tous les défauts d'un indigent. L'extrême dénuement exerçait sur elle la même fascination que l'innocence sur un libertin. Elle disait que, pour aimer les gens, elle devait d'abord pouvoir les plaindre. Par malheur pour elle, ses deux fils n'étaient en aucune façon pitoyables. L'argent affluait vers eux des quatre coins de la France. Chaque fois qu'un Français sucrait son café, il versait sa petite obole dans les caisses de la maison Lebaudy. Si encore les descendants de Jules avaient profité de cette aubaine pour soutenir l'action d'une œuvre charitable ou d'un groupe politique méritant, à l'exemple de leur mère ! Mais ils dépensaient des millions en extravagances dont personne ne leursavait gré. Sans jamais chercher à les rencontrer, Amicie avait de leurs nouvelles par les échos ironiques des journaux et par les racontars de quelques relations communes. L'un et l'autre étaient fort connus dans les milieux de la finance et du sport de luxe. Amicie en était navrée comme mère et comme patriote. Et pourtant certains affirmaient que les frères Lebaudy affichaient volontiers leur attachement à l'extrême droite. Quand des visiteurs le lui certifiaient, avec des trémolos dans la voix, elle se disait, à part soi, que Jacques et Robert étaient peut-être réellement de son sang.
Mais ce n'était pas avec des paroles en l'air que se remportaient les luttes politiques. Les nationalistes ayant gagné de nombreux sièges lors des dernières élections municipales, Amicie se sentit appelée à transformer cette demi-victoire en triomphe national. Son ami Gabriel Syveton était devenu, depuis peu, trésorier de « La Patrie française », ligue fondée par deux écrivains célèbres, académiciens de surcroît, François Coppée et Jules Lemaitre. Avec un tel parrainage, on ne pouvait que marcher droit. Désormais, Syveton venait rendre visite à Amicie tous les quinzejours pour la tenir au courant des fluctuations de l'opinion dans la presse et parmi les parlementaires. Cette collaboration la confirma dans l'idée de son importance occulte. Elle aurait souhaité ne plus penser qu'à la politique, mais, au printemps 1900, elle fut douloureusement rappelée à la réalité par la mort de sa mère.
Ce deuil fut pour elle l'occasion de renouer avec son frère, Jacques Piou, qu'elle avait depuis longtemps perdu de vue. Ex-député monarchiste de la Haute-Garonne, il était demeuré foncièrement réactionnaire, mais
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