Les turbulences d'une grande famille
avait fini par se rallier à la conception d'une République modérée. Tout en évoquant avec éloquence devant sa sœur le charme de leur lointain passé familial, il tenta de la persuader qu'on pouvait rester bon catholique et ami de l'ordre sans trahir les lois fondamentales de la démocratie. Il avait d'ailleurs créé, dès 1890, un parti amphibie, qui revendiquait l'appellation de « droite républicaine ». Amicie écoutait Jacques patiemment et souriait de sa candeur. Si elle refusait de le croire, par principe, elle n'en était pas moins sensible à l'honnêteté de son propos et évitait de le contredire avec trop de hargne. Lapreuve qu'en dépit des arguments de son frère elle avait raison dans sa méfiance systématique des gens de gauche lui fut donnée, l'année suivante, par une décision impie de Waldeck-Rousseau qui s'attaquait aux avantages dont, selon lui, jouissaient les congrégations religieuses et les « moines ligueurs » chargés de répandre leurs idées. A l'initiative du gouvernement, la loi scélérate, dite « du contrat d'association », fut promulguée, au mépris des protestations de la droite. L'indignation d'Amicie fut telle, à cette occasion, qu'elle se demanda si elle avait encore sa place dans un pays sans Dieu, sans juges et sans police. Son dépit l'incita même à aller voir en Allemagne si le régime de Guillaume II n'était pas plus sain que celui dont la France était affligée depuis l'instauration de la Troisième République.
La visite qu'elle fit à Berlin ne la convainquit qu'à moitié de la supériorité de l'ordre germanique sur le désordre français et elle retrouva son modeste logement de Paris avec un plaisir qui la surprit et l'amusa. Pourtant, elle ne tarda pas à sentir que ce décor familier était devenu trop étroit pour elle. Ses nombreuses activités exigeaient plus d'espace.Adepte des décisions rapides, elle déménagea sans crier gare pour s'installer rue d'Amsterdam, dans un appartement situé au premier étage. Elle y transporta ses meubles, ses bibelots et ses reliques de la rue de Londres. Le képi de Max occupa de nouveau une place d'honneur, au-dessus de la cheminée, dans le salon. Mais, malgré l'insistance de ses amis, Amicie refusa d'introduire dans son intérieur la lumière électrique et le téléphone, deux inventions sataniques évidemment répandues dans le monde par ceux qui, sous prétexte d'obéir au progrès, dénigraient les valeurs d'autrefois. Nageant à contre-courant, elle était plus que jamais disposée à défendre la cause des survivants de l'Ancien Régime. Afin de démontrer son attachement à ces champions de la morale et de la tradition, elle résolut de participer aux frais de leur campagne pour les élections législatives de 1902. De même qu'en 1871, dans la France vaincue, le devoir de tout bon citoyen avait été de donner son argent, sans rechigner, pour hâter le départ des Allemands, de même, trente ans plus tard, elle estimait qu'en ces jours de deuil elle était moralement tenue de subventionner ceux qui promettaientde débarrasser la patrie de ses « occupants » d'un nouveau genre : les socialistes. Nombre de candidats parisiens appartenant à l'extrême droite furent ainsi financés par elle, en coulisse. Le résultat du vote combla ses vœux. La réaction avait gagné pas mal de sièges à la Chambre. Gabriel Syveton, entre autres, avait retrouvé son fauteuil de député. Amicie constata également que son frère, Jacques Piou, était réélu sans problème. Mais devait-elle s'en féliciter ? Elle n'accordait toujours aucun crédit à cette « droite républicaine » dont il se targuait d'incarner les idées. Ce n'était pas en usant d'aimables compromis qu'on extirperait de ce pays le cancer démocratique. Il importait d'abord de chasser de l'Assemblée les démagogues de gauche qui parlaient au nom du peuple français sans en connaître vraiment les souffrances. Après, on y verrait plus clair et on pourrait restaurer la religion, la justice, la pureté des mœurs, le courage civique, selon les bonnes recettes de jadis. La démission-surprise du cabinet Waldeck-Rousseau, le 3 juin 1902, lui apporta la joie d'une première revanche. Mais c'était à peine suffisant. Le fruit n'étaitpas mûr. Il fallait attendre un moment plus propice pour déclencher le grand nettoyage.
Cette longue lutte et cette demi-victoire avaient épuisé Amicie au point qu'elle souhaitait à présent
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