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Les turbulences d'une grande famille

Les turbulences d'une grande famille

Titel: Les turbulences d'une grande famille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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Habit rouge de rigueur.
    Cependant, les danses de salon, les dîners en ville et les bavardages dans les foyers de théâtre ne suffisaient pas à détourner Amicie d'un souci de vérité foncière, qu'elle tenait peut-être de son père magistrat. Tout en valsant, tout en papotant, tout en flirtant, elle observait d'un regard aigu son entourage et principalement son mari. Plus elle prenait de l'assurance et moins elle concevait l'étrange obsession de cet homme pour qui l'argent primait tout. Certes, le peu qu'elle avait appris entre-temps du passé de Jules Lebaudy justifiait l'intérêt que celui-ci portait aux manifestations de la réussite ; certes, les difficultés financières de François Lebaudy, le père de Jules, un des pionniers du raffinage de sucre brut en France, avaient pu inciter ses fils, Jules et Gustave, à rechercher, dès la fin de leurs études, tous les moyens de gagner rapidement leur vie ; certes, Jules avait su exploiter avec astuce les fluctuations du marché des valeurs en raflant le maximum à chaque coup. Mais cette avalanche de millions dans son escarcelle aurait dû le guérir de la crainte d'un brusque revers de fortuneet le guider vers des félicités supérieures, propres à tous ceux qui ne se soucient plus de la matérielle. Or, plus il s'enrichissait et plus il devenait insatiable. Sa passion des gros chiffres avait toutes les caractéristiques d'une sensualité effrénée. Il aimait l'alignement des zéros au bas d'une addition comme il eût admiré le corps d'une femme se dévêtant pièce à pièce. Aucun événement politique ne le détournait de cette hantise et certains l'incitaient même à tenter un nouveau bond en avant. Ainsi, la chute de Louis-Philippe, puis l'arrivée au pouvoir de Napoléon III lui avaient servi de tremplin dans des transactions dont il était sorti vainqueur. Loin de l'affranchir de son idée fixe, son mariage et la naissance de sa fille lui étaient apparus comme la justification de ses plus folles entreprises. Désormais, il avait une raison patriarcale, donc sacrée, de s'emplir les poches. Il ne travaillait plus pour sa seule satisfaction, mais pour garantir le bien-être de sa famille. Sur ces entrefaites, un fils, Jacques, lui naquit, assurant la pérennité du nom. Jules Lebaudy fixa à quatre-vingt mille francs par an, tout compris, les dépenses du ménage et se réjouit de constater que sonépouse avait à cœur de ne pas dépasser ce budget raisonnable. Tout en dirigeant d'une main ferme, avec son frère Gustave, l'usine familiale des raffineries Lebaudy, sises à la Villette, il se livrait à des spéculations hasardeuses dont certaines banques, telle celle des Rothschild, commençaient à prendre ombrage.
    Ce fut vers cette époque qu'il s'installa, avec sa femme et ses deux enfants, dans un hôtel particulier de l'avenue Vélasquez, en bordure du parc Monceau. Amicie ouvrit un salon, fréquenté principalement — hélas ! — par les pontes de la finance et de l'industrie, et, profitant de ce climat de résurrection nationale, fit venir à Paris son père, François Piou, le président du tribunal de Toulouse, récemment admis à la retraite, et sa mère qui s'ennuyait mortellement en province. Ils s'installèrent non loin d'elle et cela incita le frère d'Amicie, Jacques Piou, orateur éloquent et fervent monarchiste, à rejoindre le petit groupe. Si les parents d'Amicie se tenaient discrètement à l'écart, Jacques Piou se montrait souvent avenue Vélasquez et étourdissait les amis de sa sœur par des discours politiques empreints de méfiance envers les principes républicains. Envérité, Amicie ne lui prêtait qu'une oreille distraite. Elle était si absorbée par la vie de tous les jours qu'entre ses fonctions de mère, de femme du monde et de maîtresse de maison elle n'avait pas le temps de s'interroger sur l'importance respective de ses trois rôles. Quant à celui d'épouse, elle le remplissait consciencieusement, sans entrain excessif, mais sans répugnance, dès que son mari manifestait le besoin de passer à l'acte. Selon ce qu'on lui avait enseigné, il n'était pas nécessaire d'être amoureuse pour se retrouver fécondée. La preuve en était que, peu de temps après ses relevailles, Amicie était de nouveau enceinte. Elle en déduisit qu'une femme normalement constituée pouvait n'être pas comblée par l'étreinte et l'être par le fruit. Le statut d'amante n'est que provisoire, alors que celui de mère est

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