Les turbulences d'une grande famille
éternel, se disait-elle pour se consoler. Après Jeanne et Jacques, la famille s'était enrichie d'un troisième enfant, Robert ; puis un quatrième, Max, était venu au monde le 19 janvier 1873. Une fille et trois fils en quelque neuf ans de mariage ! Amicie n'en revenait pas d'être si prolifique en ayant si peu de plaisir, et son mari se rengorgeait de ses performances génésiques comme de sesmeilleurs coups en Bourse. De même qu'il avait une prédilection pour certains titres financiers de son portefeuille, de même Amicie observait des nuances dans l'affection qu'elle portait à sa progéniture. Son préféré était le dernier-né, Max, qui, dès l'âge des premiers balbutiements, la désarmait par son regard vif et son sourire ingénu. Pourtant, très vite elle se ressaisit. Le faible qu'elle éprouvait à l'égard de cet enfant charmeur lui parut suspect. Son caractère entier prenant le dessus, elle en vint à se dire que son devoir n'était pas de jouer à la maman éblouie mais de préparer ses enfants, par une discipline sévère, aux hautes destinées dont elle rêvait pour eux.
C'était Max surtout, le délicieux bambin, qu'elle souhaitait dresser et aguerrir avant qu'il ne fût trop tard. Elle le sentait plus malléable, donc plus vulnérable, que ses autres enfants. Quand elle pensait à l'avenir, elle s'hypnotisait sur les dangers, pour les âmes pures, de la dégénérescence des mœurs dans cette abominable Troisième République. Ses parents, et plus tard son frère Jacques Piou, lui avaient enseigné une fidélité farouche aux Bourbons, le dégoût des bavardages parlementaires et l'espoir d'une Restauration quiseule, croyait-elle, pourrait stopper la descente du pays aux enfers. Même la présence du maréchal de Mac-Mahon à l'Élysée ne lui paraissait pas une garantie suffisante contre les progrès du scepticisme et de l'indécence chez ses contemporains. Bercée dans sa prime jeunesse par le ronron des romans sages d'Octave Feuillet et des vers sucrés de Sully Prudhomme, elle était révoltée par l'engouement d'un certain public pour les œuvres ordurières d'Émile Zola. Elle voyait un signe des temps dans cette ruée des lecteurs vers la pourriture. Alors que tant d'esprits éclairés se réjouissaient, autour d'elle, des nouvelles tendances de l'art, de la littérature et de la vie sociale, elle proclamait haut et fort que, si dans tous ces domaines les chantres de l'idéalisme étaient vaincus par les champions de la laideur et de la vilenie, la France serait à jamais perdue. Cette prise de position d'Amicie contre le cynisme et la crudité pouvait surprendre de la part d'une femme dont le mari incarnait, pour bien des gens, le réalisme en marche. Or, elle était d'autant plus convaincue d'avoir raison que c'était en songeant à l'avenir de ses enfants qu'elle adoptait cette attitude extrême. Elleles voulait purs et droits, à contre-courant du mouvement d'émancipation qui enfiévrait les cervelles de la jeunesse. Le monde changeait trop vite à son gré. Même la future Exposition universelle, dont les travaux avaient déjà commencé, lui semblait condamnable, car cette gigantesque entreprise servirait immanquablement de vitrine à toutes les formes de l'orgueil et de la prospérité.
En 1878, la voix puissante de Gambetta, appelant de ses vœux l'instauration d'un véritable régime démocratique dans le pays, l'indigna comme la négation de tout le passé prestigieux de la France et une invitation à quelque nouvelle révolution de la lie prolétarienne. Le péril lui parut si proche qu'elle pensa d'abord à sauver sa fille en la mariant à un homme de qualité. Or, un prétendant de cette sorte ne pouvait être qu'un adversaire des compromissions politiques et des traquenards financiers où se complaisait son mari. Justement, il y avait dans le sillage de Jeanne, qui allait avoir seize ans, un obscur journaliste, se faisant appeler Edmond, comte de Fels, et dont la galante insistance n'avait d'égale que l'évidente pénurie financière. Sans se l'avouer, Amicie était amusée par cedésaveu sentimental opposé aux idées matérialistes de son époux. Elle se dit qu'après tout ce faux ou vrai comte de Fels était quelqu'un qui, comme elle, attachait plus d'importance au nom qu'à l'argent et que, dans ces conditions, il fallait encourager une inclination aussi désintéressée. Pendant qu'elle surveillait les progrès de l'idylle, des événements d'une tout autre
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