Les turbulences d'une grande famille
importance agitaient le pays. Électrisés par l'éloquence de Gambetta, les députés le portaient à la présidence de la Chambre ; puis c'était Jules Grévy — encore un homme de gauche ! — qui remplaçait Mac-Mahon à l'Élysée. En 1880, la Chambre, toujours dominée par Gambetta, osait narguer, une fois de plus, l'honneur monarchique en instituant une fête nationale, le 14 juillet, afin de célébrer l'anniversaire de la sanglante Révolution française.
Si Amicie fut profondément affligée par cette victoire des forces du mal, Jules Lebaudy n'y vit aucun inconvénient, puisque ses entreprises d'enrichissement personnel n'en étaient pas affectées. La politique ne le concernait que dans la mesure où il pouvait tirer profit des circonstances pour empocher quelques millions supplémentaires. Ses informateursle tenaient au courant des moindres rumeurs qui filtraient de l'Élysée, des Assemblées ou de la Bourse. Ainsi suivait-il de très près les variations de la cote des actions de la banque de l'Union générale, laquelle jouissait de la confiance des capitalistes, particulièrement dans les milieux catholiques. Certes, il y avait des voix qui s'élevaient çà et là, à droite, pour regretter l'intérêt que des banques juives manifestaient également pour l'Union générale, mais, dans l'ensemble, les actionnaires acceptaient la composition hétérogène des actifs de la société. Cette cohérence apparente encouragea des apports frais dans les caisses de la banque, et bientôt les actions de l'Union générale s'envolèrent avec la joyeuse liberté des hirondelles au printemps. Alors que la rumeur publique portait aux nues la compétence et la sagesse de Bontoux, président de cet établissement modèle, et du directeur, Feder, Jules Lebaudy, subodorant les dangers d'une croissance trop rapide, eut l'idée d'en profiter, par une manœuvre de captation aussi simple que radicale. Une nouvelle euphorie boursière ayant salué l'avènement du ministère Gambetta, le 15 novembre 1881, il estima que lahausse des valeurs de toute espèce, y compris celles de l'Union générale, était exagérée et que le moment était venu de déclencher une offensive de grande envergure. Pour commencer, il fit racheter des actions par des prête-noms et attendit patiemment que sonnât l'heure de vérité. Le 26 janvier 1882, le cabinet Gambetta était renversé et l'espoir changeait de camp. Saisi par une crainte prémonitoire, le public regrettait les achats qu'il avait faits dans une période faste. Profitant de ce début de panique, Jules Lebaudy jeta sur le marché une énorme quantité de titres de l'Union générale, ce qui eut pour effet de précipiter la chute des cours. Tandis que les petits épargnants se ruaient à la banque pour tout vendre à perte, il calculait le bénéfice qu'il retirerait après la troisième étape de l'opération. Des files de misérables dupes piétinaient devant les guichets fermés ; il y avait là aussi bien de modestes rentiers que des commerçants, des industriels, des artisans, des concierges et des « fils de famille » mal conseillés. Déjà les financiers catholiques accusaient les financiers juifs d'avoir manigancé ce massacre des innocents, cependant que les gens de droite y voyaient une perfidiesupplémentaire des élus de gauche. Sans la moindre pitié pour ces centaines de victimes, Jules Lebaudy lisait avec délectation les commentaires éplorés de la presse sur cette gigantesque manœuvre d'attrape-nigauds. Dès que les derniers porteurs se furent dessaisis de leurs actions, il fit racheter le tout par des intermédiaires, pour une bouchée de pain. Puis, le marché s'étant assaini après quelques soubresauts et la cote des mêmes titres ayant retrouvé un niveau normal, il s'octroya le plaisir de réaliser posément le bénéfice de l'affaire. Le gain de cette farce tragi-comique s'élevait à une cinquantaine de millions 1 .
Cependant, à la Bourse de Paris, les commis des agents de change n'avaient pas tardé à identifier entre eux le vrai responsable de cette valse criminelle des valeurs. Tous accusaient le richissime raffineur d'être le deus ex machina de ce désastre national. Alors que, dès le 1 er février 1882, le président du conseil d'administration de l'Union générale, Bontoux, et le directeur, Feder, étaient arrêtés et déférés à la justice, Jules Lebaudy continuait de se rendre à la Bourse comme si de rien n'était. Cette
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