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Les turbulences d'une grande famille

Les turbulences d'une grande famille

Titel: Les turbulences d'une grande famille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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qu'Amicie trouvait ridicule ; pour couronner le tout, les élections législatives d'octobre, faites au scrutin de liste à deux tours, renforçaient notablement la proportion des conservateurs à la Chambre des députés. Sans partager la joie féroce de leur hôtesse devant le succès de la droite, les habitués de son salon ne lui ménageaient plus leurs sourires. Dans ce climat euphorique, Edmond de Fels osa enfin présenter officiellement sa demande. Elle fut examinée par Amicie avec beaucoup de sollicitude. Certes, le jeune homme n'avait pas de fortune et son père, Frisch de Fels, né de Heffingen, d'origine danoise, avait beau prétendre au titre de comte, la chose restait à prouver. Mais Edmond avait un physique agréable, du bagou, écrivait dans diverses gazettes, dont le très sérieux Journal des débats, et affirmaitqu'après avoir débuté dans la presse il embrasserait la carrière diplomatique. Seul obstacle : il était de religion protestante. Mais il promettait de se faire baptiser catholique pour pouvoir épouser Jeanne avec la bénédiction de l'Église. Tant de bonne volonté, unie à tant de charme, détermina Amicie à donner son consentement. Ce faisant, elle avait l'impression de préférer la spontanéité au calcul, le cœur au portefeuille, la passion désintéressée à la louche spéculation dont elle avait si longtemps souffert aux côtés de son mari. Ce serait son coup de Bourse à elle, un coup de Bourse vertueux sur le marché des sentiments.
    Restait à convaincre « le père ». Quand elle loua devant Jules Lebaudy les avantages de ce soupirant impécunieux, qui noircissait du papier et ambitionnait de devenir un jour — pourquoi pas ? — ambassadeur de France, il lui éclata de rire au nez. Après cet accès de franche hilarité, il traita la mère et la fille de têtes de linotte, nourries de mirages romanesques, et refusa catégoriquement de souscrire à leur folie. Puis, ayant obtenu des renseignements sur le prétendant par un ancien agent de la Sûreté à sa solde, il leur appritque, d'après des rapports dignes de foi, le bel Edmond n'avait aucun avenir ni dans la presse, ni dans « la carrière », ni nulle part ailleurs. L'affaire paraissait d'autant plus mal engagée que les autres membres de la famille, loin d'approuver le rêve de Jeanne et d'Amicie, soutenaient Jules Lebaudy dans son animosité à l'encontre du candidat. Tandis que les douze ans de Max et son ignorance des choses de l'amour le dispensaient d'intervenir dans les débats qui agitaient les grandes personnes, ses deux frères, Jacques et Robert, en âge d'être consultés sur l'opportunité du mariage de leur sœur, prenaient ouvertement parti contre elle. Associés dans la gestion de la raffinerie Lebaudy, ils partageaient les idées de leur père sur l'importance primordiale de l'argent pour l'équilibre d'un couple. L'éducation rigoriste que leur mère avait voulu leur imposer dans leur enfance s'était retournée contre elle. Croyant leur former le caractère par la froideur et la sévérité, elle s'était aliéné le peu de tendresse qu'elle était en droit d'espérer d'eux. Sans se permettre encore de le lui dire en face, ils la voyaient sous les aspects d'une despote en jupons, qui s'obstinait à vivre selon une morale et une traditionsurannées au risque de conduire ses proches au désespoir. Comment pouvait-elle se prétendre porteuse du flambeau de la vérité, alors qu'elle appartenait au monde des ténèbres de l'intolérance et de la superstition ? Un soir, comme elle s'efforçait de convaincre Robert que sa sœur serait heureuse en épousant l'homme qu'elle aimait, bien que celui-ci n'eût pas un sou vaillant, il haussa les épaules, déballa tout à trac, sous le nez de sa « chère maman », la rancœur qu'il avait accumulée depuis des années, l'assura que son frère aîné, Jacques, la jugeait aussi impitoyablement que lui, la menaça même, par jeu, de son poing levé, éclata de rire et s'enfuit en lui souhaitant bonne chance dans ses futures élucubrations matrimoniales.
    Douchée par cette sortie haineuse d'un de ses fils, Amicie aurait pu renoncer au combat. Mais elle estima qu'elle s'était trop avancée pour reculer. Quand elle chevauchait une idée, il fallait plus d'un simple écart de sa monture pour la désarçonner. L'apostrophe outrageante de Robert, loin de la décourager, la piqua au vif et la détermina à hâter le mariage de Jeanne avec Edmond, sans

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