Les turbulences d'une grande famille
mairie, les nouveaux conjoints jetèrent à la foule des badauds, au lieu de dragées, des pièces d'or. Ils furent acclamés comme les mécènes de la petite commune vauclusienne. Le lendemain, le maire de Lapalud, M. Joseph Lespinasse, interviewé par des envoyés spéciaux, déclarait : « Le mariage, je l'ai célébré comme tous les autres. Les papiers étaient en règle, bien sûr ! Je l'ai déjà expliqué à des journalistes venus de Montélimar et d'Avignon. Je leur ai remis un registre de l'état civil. » Et il ajouta, pensantaux largesses d'Augustine envers ses administrés : « On a beau dire, une personne comme ça, c'est une bénédiction pour un pays ! » Cet hommage, feu Amicie Lebaudy, la bienfaitrice du G.M.O., l'eût accueilli avec satisfaction. Sans le savoir, Augustine, par ses extravagances, prolongeait celles qui avaient cours dans la famille de son impérial compagnon. Elle avait acquis le droit de porter ce patronyme, sinon par le mariage, du moins par une sorte d'insanité fraternelle qui l'associait, au-delà des formalités, à tous les rêveurs, qu'ils fussent fondateurs d'empire, astronautes, fêtards ou philanthropes impénitents.
Ayant marié sa fille, Augustine songea, par une sorte d'émulation sentimentale, à « se ranger » elle-même. Après les incroyables secousses qu'elle avait subies dans sa jeunesse, elle estimait avoir droit, enfin, à un bonheur de calme et d'honorabilité. Cependant, la presse, aguichée par ses aventures passées, ne lui laissait pas de répit. Le public insatiable voulait en savoir toujours plus sur sa « liaison maritale » avec l'ex-empereur du Sahara. Certains reporters étaient d'une indiscrétion frisant l'insolence. Ceux quifeignaient de la plaindre pour ses déboires riaient sous cape de sa naïveté. En évoquant devant l'un d'eux, Max Massot, les hauts et les bas de ses amours tragiques, elle soupira : « Que voulez-vous ? Ajouter de la publicité au nom de Lebaudy qui n'a que trop traîné dans les journaux ? L'a-t-on assez sali, vilipendé, et pourquoi 6 ? »
Alors que Massot, avide de révélations croustillantes, notait au vol les moindres mots de la confession, Augustine réfléchissait, à part soi, à l'étrange destin de tous les Lebaudy, si différents dans leurs entreprises et si semblables dans l'acharnement qu'ils y apportaient. A les comparer entre eux, elle se disait que chacun avait un grain et que ce n'était pas l'extrême pauvreté, mais l'extrême richesse qui poussait les hommes aux pires folies. N'en faisait-elle pas à son tour l'expérience devant ce journaliste inconnu à qui elle racontait sa vie en l'embellissant ? Ne suffisait-il pas de la rencontre d'une imagination, d'une ambition et d'une fortune hors du commun pour créer un mélange explosif capable d'ébranler les cerveaux les mieuxéquilibrés ? Augustine avait cru tuer Jacques Lebaudy à coups de revolver. Mais il l'avait contaminée et continuait de divaguer à travers elle. Il lui avait souvent parlé des mirages du Sahara qui incitaient les voyageurs à voir une oasis, une source, un palais là où il n'y avait que l'infini du désert. Or, semblable illusion, elle l'avait eue, quelques semaines auparavant, dans la paisible bourgade du Vaucluse transformée par la kermesse nuptiale. Le sucre, les dirigeables, les maisons ouvrières, les sables du Sahara, les fantasmes impériaux, les ambitions politiques françaises et jusqu'aux flonflons du mariage blanc de Lapalud, tout se tenait, pensait-elle, tout procédait du même élan irréfléchi et chaleureux. La leçon qu'elle tirait à présent de ce tohu-bohu était claire. A force d'être ballottée par les bizarreries des uns et des autres, elle avait appris que le meilleur moyen de jouir d'une existence à la fois mouvementée comme celle qu'elle avait connue avec ce fou de Jacques et entourée de considération et de sécurité comme chaque femme peut l'espérer aux approches de la cinquantaine, c'était encore d'épouser un homme de poids que son métier de détective privé avait habitué à braver tousles dangers et à démêler toutes les embrouilles. Ayant fait confiance au fils de l'habile Sudreau-Harris pour assurer l'avenir de sa fille, elle ne pouvait faire moins que de s'adresser au père du jeune homme pour assurer le sien propre.
Certes, Henri-Charles Sudreau avait eu pour sa part un passé conjugal agité. Ayant perdu sa première femme, morte peu de temps après le
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