Les turbulences d'une grande famille
boulevardiers les moins recommandables sous le surnom de Petit Sucrier et qui, avant de mourir de tuberculose, fut exploité par une bande d'aigrefins [...]. Qui donc a dit qu'à l'origine de toute grosse fortune il y a quelque action malhonnête ? » Et de citer, à l'appui de sa théorie, une phrase de Bourdaloue affirmant que, chez les familles les plus riches et les mieux considérées, on peut découvrir dans les causes de leur aisance « des choses quifont trembler ». Commentant cette maxime de l'illustre prédicateur, le journaliste ajoutait malicieusement que, pour les gens d'esprit, « on exagère en disant que la fortune est aveugle ; souvent elle est simplement borgne ».
Les messages de condoléances pleuvaient sur le comte et la comtesse Edmond de Fels. Certains de ces témoignages présentaient Amicie comme une « sainte », qui se serait trompée de famille et de siècle. Les plus lyriques voyaient en elle un mélange de rigueur despotique et de piété chrétienne, rappelant les grandes âmes des moniales d'autrefois. D'autres admiraient le modernisme de son approche de la pauvreté et la discrétion dont s'enveloppaient ses largesses. La plus significative de ces lettres était encore celle du secrétaire du conseil et de l'assemblée de l'Institut Pasteur, qui, quelques semaines après l'enterrement, écrivait à Jeanne de Fels pour lui faire part de sa surprise en découvrant que la défunte était « cette généreuse anonyme qui, pendant dix-sept années, avait subvenu aux frais de l'hôpital Pasteur et avait soutenu les jeunes savants en qualité de boursiers ». « La modestie[de Mme Jules Lebaudy], poursuivait le porte-parole de l'Institut Pasteur, n'a pas voulu que ses libéralités fussent connues de son vivant et nous apprenons dans le même moment le nom de la bienfaitrice et sa mort. » En conclusion, il annonçait à Jeanne de Fels que, dans sa dernière délibération, l'assemblée avait souhaité voir placer dans l'enceinte de l'hôpital Pasteur une inscription « qui perpétuerait le souvenir de sa grande bienfaitrice ». Une inscription analogue devait figurer sur une plaque à l'hôpital Saint-Michel, 33, rue Olivier-de-Serres (15 e arrondissement), dont la direction entendait honorer la mémoire de la disparue par un « pavillon Lebaudy ».
L'ouverture du testament d'Amicie eut lieu en l'étude de M e Lanquest et devant les principaux intéressés. Mme veuve Lebaudy laissait à ses trois enfants, Jacques, Robert et Jeanne, comtesse de Fels, princesse de Heffingen, la totalité de ce qu'elle avait touché à la mort de leur père. Économe dans la vie courante et avisée dans ses placements, elle avait mis un point d'honneur à ne dépenser, en tant que veuve, que les revenus de l'héritage. Son petit-fils André recevait,pour sa part, cinq millions de francs en gage de l'estime et de l'affection que lui vouait sa grand-mère. M e Lanquest était chargé de veiller à l'exécution des dernières volontés de la défunte et se voyait attribuer, à ce titre, trente mille francs. Le montant de la succession dépassait les cent vingt millions de francs or. Ce qui surprit certains commentateurs, ce fut l'absence, dans le testament, de tout legs en faveur des œuvres qu'Amicie avait si généreusement patronnées jusqu'à sa mort. Mais, comme l'expliqua le notaire, une pareille rigueur correspondait au caractère entier de sa cliente. Elle avait toujours estimé que la charité envers les démunis devait être limitée et provisoire. Elle voulait bien aider les malheureux à se mettre en selle, mais elle refusait de fournir de l'avoine à leur monture aussi longtemps qu'il leur plairait de la chevaucher. Autant il était légitime, jugeait-elle, de secourir les faibles qui titubaient en sortant dans la rue, autant il était néfaste de les habituer à être accompagnés et guidés, quels que fussent la longueur et le but de leur promenade. Ayant fait le nécessaire, sa vie durant, pour donner leur chance aux plus pauvres, elle passait lamain et déléguait à ses héritiers le soin de choisir les bénéficiaires de ses largesses posthumes.
Il y eut quelques grincements de dents parmi les habitués de la sollicitude lebaudienne. Mais nul n'osa dire qu'elle avait changé d'attitude à la veille de son trépas. La vieille femme qu'on venait d'enterrer au Père-Lachaise était bien celle qui, déguisée en mendiante et comptant centime par centime la monnaie qu'on lui
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