Les voyages interdits
plante et récolte la poudre de ses fleurs.
J’étais stupéfait.
— Pas à Venise, pour sûr !
— Bien sûr que non. Sur la terre ferme, au
sud-ouest. Je te l’ai dit, il faut énormément de terrain.
— Je ne savais rien de tout cela, reconnus-je.
Il rit.
— Je suis prêt à parier que la moitié de Venise
ignore que le lait et les œufs de leurs repas quotidiens sont extraits
d’animaux, et que ces animaux sont élevés en terrain sec. Nous autres, les
Vénitiens, avons tendance à ne prêter que peu d’attention à tout ce qui n’est
pas notre lagune, la mer ou l’océan.
— Et... depuis combien de temps faisons-nous
cela, Doro ? Cultiver les crocus et le safran ?
Il haussa les épaules.
— Depuis combien de temps les Polo sont-ils
installés à Venise ? Cela a tenu au génie de quelques-uns de nos lointains
ancêtres. Après l’époque romaine, le safran était devenu beaucoup trop onéreux
à exploiter. Aucun paysan ne pouvait en cultiver assez pour que ce commerce fut
rentable. Même les propriétaires de très vastes domaines n’avaient pas les
moyens de rétribuer suffisamment de travailleurs pour assurer une récolte. Du
coup, le safran tomba aux oubliettes. Jusqu’à ce que l’un des premiers Polo
s’en souvienne et se rende compte que la moderne Venise possédait presque autant
d’esclaves que n’en avait eu la Rome d’alors. Bien sûr, il nous faut
aujourd’hui acheter nos esclaves, nous ne pouvons plus les capturer. Mais
cueillir les étamines de crocus n’est pas un travail trop éprouvant. Point
n’est besoin, pour ce faire, de coûteux et robustes esclaves mâles. La plus
chétive des femmes, le plus malingre des enfants peut s’en charger ; même
un gringalet ou un invalide le pourrait. C’est donc ce genre d’esclaves peu
coûteux que rapporta ton ancêtre ; et la Compagnie Polo a continué,
depuis, d’en acquérir de semblables. Des gens on ne peut plus hétéroclites, de
toutes nations (Maures, Lezguiens d’Azerbaïdjan, Circassiens, Ruthènes ou même
Arméniens), mais dont les couleurs de peau se sont fondues, pour ainsi dire,
dans ce safran d’un rouge doré.
— Le fondement de notre fortune, répétai-je.
— Il achète tout ce que nous vendons, dit
Isidoro. Car nous le vendons, bien sûr, et pour un bon prix, tant qu’il n’est pas
déraisonnable. Comme aromate, teinture, parfum, médicament... Mais, à la base,
il représente le capital de notre Compagnie, et c’est lui que nous échangeons
contre toutes nos autres marchandises : le sel d’Ibiza, le cuir de Cordoue
ou le blé de Sardaigne. Tout comme à Gênes la Maison Spinola possède le
monopole du commerce du raisin, notre Compagnie Polo de Venise détient celui du
safran.
Le dernier fils de la maison vénitienne des Polo
remercia le vieux commis pour cette édifiante leçon de grand commerce et
d’audace dans l’effort, avant, comme il en avait l’habitude, de repartir en
flânerie pour partager l’indolente insouciance des enfants des bateaux.
Comme je l’ai dit, ces enfants avaient tendance à
aller et venir. Ainsi, d’une semaine sur l’autre, la barge qui leur servait de
dortoir hébergeait rarement la même équipe. Comme tous les adultes de la
populace, ils rêvaient de trouver, quelque part, un pays de Cocagne qui leur
permettrait de vivre dans le luxe sans travailler, au lieu d’endurer cette misère
noire dans laquelle ils vivaient. Aussi arrivait-il qu’ayant entendu parler
d’un endroit offrant de meilleures perspectives que le front de mer de Venise,
ils embarquassent, en passagers clandestins, sur un navire en partance pour ce
chimérique espoir. Certains rentraient quelque temps après, qu’ils n’aient
point réussi à atteindre leur destination ou qu’ils s’en soient désillusionnés.
D’autres ne revenaient pas du tout, parce que (bien qu’on ne le sût jamais
vraiment) leur bateau avait sombré et ils s’étaient noyés, ou ils avaient été
appréhendés avant d’être jetés à l’orphelinat. À moins qu’ils n’aient
effectivement fini par trouver il paese di Cuccagna et n’y soient
demeurés...
Mais Ubaldo et Doris restèrent d’inamovibles piliers,
et ce fut d’eux que j’acquis la plus grande partie de mon éducation en matière
de langage des basses classes. On ne cherchait pas à m’en bourrer le crâne,
comme ce cher frère Evariste avec ses écoliers pour les conjugaisons latines.
Là, c’est plutôt à ma demande que,
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