L'Espion - Un épisode de la guerre d'indépendance
répondit la vivandière ; mais, quoi qu’il en soit, je prierai le capitaine Jack de me la changer aujourd’hui ; car pour lui il n’y a pas un diable dont il ait peur.
– Betty, Betty, ne parlez pas si légèrement du malin esprit ; il rôde toujours auprès de nous, et il aura de la rancune de votre langage.
– Bah ! bah ! pour peu qu’il ait d’entrailles, il ne se fâchera pas pour un moment de vivacité d’une pauvre veuve ; je suis sûre qu’aucun autre chrétien ne s’en fâcherait.
– Mais l’esprit de ténèbres n’a d’entrailles que pour dévorer les enfants des hommes, reprit Hollister en regardant autour de lui avec horreur ; et il est bon de se faire des amis partout, vu que nous ne savons ce qui peut nous arriver. Mais, Betty, aucun homme n’aurait pu sortir de cette chambre et passer devant toutes les sentinelles sans être reconnu : profitez donc de…
Le dialogue fut interrompu par un dragon qui vint avertir Betty que les officiers demandaient leur déjeuner, et les interlocuteurs furent obligés de se séparer, la vivandière se flattant secrètement que l’intérêt que prenait à elle Hollister avait quelque chose de plus terrestre qu’il ne se l’imaginait, et le sergent résolu à ne rien négliger pour sauver une âme des griffes d’un malin esprit qui rôdait dans le camp pour y chercher des victimes.
Pendant le déjeuner plusieurs ordonnances arrivèrent successivement. Un message contenait des détails des forces et de la destination des troupes anglaises qui étaient sur les bords de l’Hudson ; un autre chargeait le major d’envoyer le capitaine Wharton au poste le plus voisin sous une escorte de dragons. Ces dernières instructions ou plutôt cet ordre, car il était impossible de ne pas l’exécuter à la lettre, mit le comble aux tourments de Dunwoodie. Le chagrin et le désespoir de Frances étaient constamment devant ses yeux, et cinquante fois il fut tenté de sauter sur son cheval et de courir au galop jusqu’aux Sauterelles ; mais un sentiment irrésistible de délicatesse l’en empêcha. Obéissant aux ordres qui lui avaient été transmis, il y envoya donc un officier et quelques dragons pour conduire Henry Wharton au lieu qui avait été désigné, et remit au lieutenant chargé de cette mission une lettre pour son ami, lui donnant les assurances les plus consolantes qu’il n’avait rien à craindre, et qu’il allait faire les plus grands efforts et employer tout son crédit en sa faveur. Il laissa Lawton avec une partie de sa compagnie pour garder les blessés, et dès que les soldats eurent déjeuné, le camp fut levé, et tout le corps se mit en marche vers l’Hudson. Dunwoodie répéta mainte et mainte fois ses injonctions au capitaine Lawton, appuya sur tous les mots qu’avait laissé échapper le colporteur, et se livra à toutes les conjectures que son imagination put lui fournir pour deviner le sens secret de ses avis mystérieux. Enfin il ne lui resta aucun prétexte pour rester plus longtemps, et il partit. Cependant, se rappelant tout à coup qu’il n’avait donné aucun ordre relativement au colonel Wellmere, le major, au lieu de suivre la marche de sa colonne, céda à sa passion, et prit le chemin qui conduisait aux Sauterelles, suivi de son domestique. Le cheval de Dunwoodie était léger comme le vent, et il lui sembla qu’il n’y avait qu’une minute qu’il était en route, quand du sommet d’une hauteur il aperçut la vallée solitaire ; et tandis qu’il en descendait pour y entrer, il entrevit à quelque distance Henry Wharton avec son escorte dans un défilé conduisant au poste qui était sa destination. Cette vue le fit encore redoubler de vitesse, et après avoir tourné une autre montagne, il rencontra tout à coup l’objet qu’il cherchait.
Frances avait suivi de loin le détachement qui emmenait son frère, et, en le perdant de vue, il lui sembla qu’elle était abandonnée par tout ce qu’elle avait de plus cher au monde. L’absence inconcevable de Dunwoodie, le chagrin de voir partir son frère dans de telles circonstances, avaient totalement abattu son courage ; elle s’était assise sur une grosse pierre sur le bord de la route, et elle pleurait comme si son cœur eût voulu se briser.
Dunwoodie sauta à bas de son cheval, dit à son domestique de marcher en avant, et fut, le moment d’après, à côté de la jeune fille tout en larmes.
– Frances ! ma chère Frances !
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