L'Espion - Un épisode de la guerre d'indépendance
peut-être encore la pâleur de ses joues.
La dernière par son âge sur cette liste de beautés, mais non la moins intéressante, était la plus jeune des deux filles de M. Wharton. Frances, comme nous l’avons déjà dit, avait quitté New-York avant d’avoir atteint l’âge auquel la mode fait entrer les jeunes personnes dans le monde. Quelques esprits hardis avaient déjà commencé à secouer les entraves dont d’anciens usages avaient si longtemps embarrassé le beau sexe, et Frances ne voulait pas que son soulier ajoutât rien à sa taille. Cette innovation était peu de chose ; mais ce peu de chose laissait voir un chef-d’œuvre. Plusieurs fois, dans le cours de cette matinée, elle avait résolu de donner à sa parure un soin plus qu’ordinaire. Chaque fois qu’elle formait cette résolution, elle passait quelques minutes à regarder avec empressement du côté du nord, et ensuite elle finissait par en changer.
À l’heure convenable elle parut dans le salon vêtue d’une robe de soie bleu de ciel, ressemblant beaucoup par la coupe à celle que portait sa sœur. Ses cheveux n’avaient d’autre apprêt que les boucles formées par la nature, et ils étaient retenus sur sa tête par un peigne d’écaille dont la couleur se distinguait à peine de celle de sa chevelure blonde. Sa robe n’avait ni plis, ni garnitures : mais elle lui dessinait la taille avec une exactitude qui aurait pu faire croire que la jeune espiègle faisait plus que soupçonner les beautés qu’elle cachait. Un tour de gorge de belle dentelle de Dresde ornait les contours de son buste. Sa tête n’avait aucun ornement ; mais elle portait un collier d’or auquel était suspendue une superbe cornaline.
La minéralogie était une des sciences que le docteur Sitgreaves avait particulièrement étudiées, et il hasarda une observation sur la beauté de cette pierre. L’ingénu chirurgien chercha longtemps en vain pourquoi une remarque si simple avait appelé tout le sang de Frances sur ses joues, et sa surprise aurait pu durer jusqu’à l’heure de sa mort, si Lawton n’eût eu la bonté de lui dire à voix basse que c’était l’indignation de ce qu’il ne réservait pas son admiration pour le plus bel objet sur lequel ce bijou reposait. Les gants de peau de chevreau qui lui couvraient les mains et une partie du bras, dont ils laissaient pourtant voir assez pour qu’on pût en apprécier les belles proportions, annonçaient qu’il ne se trouvait dans la compagnie personne qui pût la tenter peut-être à son insu de déployer tous ses charmes.
Une fois, une fois seulement, tandis qu’on passait du salon dans la salle à manger pour prendre place autour de la table que César venait de servir avec tant de soin et de jugement, Lawton vit sortir de dessous la robe de Frances un charmant petit pied couvert d’un soulier de soie bleue attaché par une boucle de diamants. Le capitaine de dragons fut tout surpris de se surprendre à soupirer. Ce pied ne signifierait pourtant rien sur un étrier, pensa-t-il, mais qu’il aurait de grâce, qu’il serait enchanteur dans un menuet.
Lorsque César parut à la porte du salon, faisant une humble révérence qui depuis bien des siècles s’interprète par les mots – le dîner est servi, – M. Wharton, en habit de drap garni de grands boutons, s’avança cérémonieusement vers miss Singleton, et baissant presque à niveau de sa main une tête parfaitement poudrée, lui offrit la sienne pour la conduire.
Le docteur Sitgreaves s’acquitta du même cérémonial envers miss Peyton, qui pourtant, avant de lui donner la main, le fit attendre un instant pour mettre ses gants avec une grâce majestueuse.
Le colonel Wellmere fut honoré d’un sourire de Sara en remplissant près d’elle le même devoir, et le capitaine Lawton s’étant avancé vers Frances, elle lui présenta ses jolis doigts de manière à prouver que l’individu à qui elle accordait cette faveur la devait moins à lui-même qu’au corps dont il faisait partie.
Il se passa quelque temps et l’on éprouva plusieurs embarras avant que tous les convives, à la grande joie de César, fussent placés autour de la table avec tous les égards conformes à l’étiquette et à la préséance. Le nègre savait que le dîner se refroidissait, et il craignait que son honneur n’en fût compromis.
Pendant les premières dix minutes chacun parut satisfait, à l’exception du capitaine Lawton. Il était
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