L'Espion - Un épisode de la guerre d'indépendance
étourdi des questions et des offres sans fin que lui faisait M. Wharton, dont la politesse avait certainement pour but d’augmenter les jouissances de son hôte, mais produisait un effet tout opposé. Le capitaine de dragons ne pouvait parler et manger en même temps ; la nécessité de répondre interrompait souvent une occupation à laquelle il aurait voulu se livrer exclusivement.
Vint ensuite la cérémonie de boire avec les dames {31} . Mais comme le vin était excellent et les verres d’une grandeur tolérable, le capitaine supporta cette nouvelle interruption avec une patience exemplaire. Il craignait même tellement d’en offenser quelqu’une et de manquer sur ce sujet à la moindre formalité d’étiquette, qu’ayant commencé par boire avec la dame près de laquelle il était assis, il s’adressa ensuite tour à tour à toutes les autres, pour qu’aucune ne pût avec justice l’accuser de partialité.
Il y avait si longtemps qu’il n’avait bu rien qui ressemblât à du bon vin, que cette circonstance pouvait être une excuse pour lui, surtout quand il était exposé à une tentation aussi forte que celle qui l’assaillait en ce moment. M. Wharton avait été membre d’une coterie de politiques à New York, dont les principaux exploits avant la guerre avaient été de se réunir pour se communiquer leurs sages réflexions sur les signes du temps, sous l’inspiration d’une certaine liqueur faite avec du raisin croissant à l’extrémité méridionale de l’île de Madère, et qui, passant par les îles des Indes occidentales et séjournant quelque temps dans l’Archipel de l’ouest pour essayer la vertu du climat, finissait par arriver dans les colonies du nord de l’Amérique. Il avait tiré de ses caves de New York une ample provision de ce cordial qui brillait dans une carafe placée devant le capitaine, et qui prenait un nouvel éclat sous les rayons du soleil qui la traversaient en ligne oblique.
Le départ du premier service ne se fit pas distinguer par l’ordre et la régularité qui en avaient marqué l’arrivée. Le point essentiel était de desservir la table, et on le fit à peu près comme dans la fable des harpyes. Enfin, à force de tirer un plat et d’en pousser un autre, de renverser des saucières et de casser des assiettes et des verres, les restes du premier service disparurent, et l’on vit commencer une nouvelle série de marches et de contremarches qui se terminèrent par couvrir la table de tartes, de poudings et de tout ce qui compose ordinairement le second service.
M. Wharton versa un verre de vin à la dame qui était assise près de lui, passa la carafe à son voisin, et dit en saluant profondément la sœur du capitaine blessé :
– Miss Singleton nous fera l’honneur de proposer un toast.
Quoique cette proposition ne fût que ce qui a lieu tous les jours en pareille occasion, Isabelle trembla, rougit, pâlit, parut s’efforcer de rallier ses idées, et attira sur elle les yeux de toute la compagnie. Enfin, faisant un effort, et comme si elle eût inutilement cherché à trouver un autre nom, elle dit d’une voix faible :
– Le major Dunwoodie.
Tous les convives portèrent cette santé avec enthousiasme, à l’exception du colonel Wellmere qui ne fit que mouiller ses lèvres dans son verre, et qui s’amusa à tracer des lignes sur la table avec quelques gouttes de vin qu’il avait renversées, tandis que Frances réfléchissait profondément sur la manière dont Isabelle avait proposé un toast qui, en lui-même, n’aurait pu donner lieu à aucun soupçon.
Enfin, le colonel Wellmere rompit le silence en disant tout haut au capitaine Lawton :
– Je suppose, Monsieur, que ce M. Dunwoodie obtiendra de l’avancement dans l’armée des rebelles par suite de l’avantage que mon infortune lui a fait remporter sur le corps qui est sous mes ordres ?
Le dragon avait satisfait aux besoins de la nature à son parfait contentement, et à l’exception de Washington et de son major, il n’existait peut-être pas un seul être sur la terre dont le déplaisir ne lui fût parfaitement indifférent. Il était prêt à riposter à coups de langue ou à coups de sabre, n’importe à qui. Il remplit donc son verre de sa liqueur favorite, et répondit avec un sang-froid admirable :
– Pardon, colonel Wellmere. Le major Dunwoodie doit fidélité aux États confédérés de l’Amérique septentrionale ; il n’y a jamais manqué : ce
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