L'Espion - Un épisode de la guerre d'indépendance
dragon, si ce n’est que ses bottes luisaient avec une splendeur digne d’un jour de fête, et que ses éperons brillaient aux rayons du soleil avec un éclat qui prouvait qu’ils étaient dignes d’être sortis des mines du Potose.
César parcourait tous les appartements avec un air encore bien plus important que celui qu’il avait pris le matin pour sa mission lugubre. Après avoir commandé un cercueil pour le père du colporteur, obéissant aux ordres de sa maîtresse, il était revenu pour s’acquitter de ses devoirs chez elle. Sa besogne devenait en ce moment si sérieuse, que ce ne fut qu’à bâtons rompus qu’il put donner à son frère noir, qui avait accompagné miss Singleton aux Sauterelles, quelques détails sur les incidents merveilleux de la nuit terrible qui venait de se passer. Cependant, en mettant à profit les instants qu’il pouvait regarder comme lui appartenant, il en apprit assez à son concitoyen pour lui faire dresser la laine sur la tête. Enfin le couple noir faisant céder toute autre considération à leur goût pour le merveilleux, miss Peyton fut obligée d’interposer son autorité pour que le reste de l’histoire fût ajourné à un moment plus convenable.
– Ah ! miss Peyton, dit César en secouant la tête et en ayant l’air de sentir profondément ce qu’il exprimait ; avoir été un terrible spectacle que de voir John Birch marcher sur ses pieds, tandis que lui être étendu mort dans son lit !
Ainsi se termina pour le présent cette conversation ; mais César se promit bien de revenir ensuite sur ce sujet solennel, et cette résolution ne fut pas oubliée.
L’esprit ayant été ainsi heureusement conjuré, les opérations préparatoires au dîner se continuèrent avec une nouvelle activité, et à l’instant où le soleil faisait une course de deux heures en partant du méridien, un cortège nombreux partit de la cuisine pour se rendre dans la salle à manger sous les auspices de César, formant l’avant-garde et soutenant des deux mains un dindon avec une dextérité qui aurait fait honneur à un danseur de corde.
Après lui marchait d’un pas lourd et pesant, les jambes écartées comme s’il eût été à cheval, un dragon qui servait de domestique au capitaine Lawton, portant un vrai jambon de Virginie, présent envoyé à miss Peyton par son frère, riche propriétaire d’Accomac.
Au troisième rang marchait le valet de chambre du colonel Wellmere, tenant d’une main une fricassée de poulets et de l’autre un pâté chaud aux huîtres.
Venait ensuite un apprenti du docteur Sitgreaves, qui s’était saisi par instinct d’une énorme terrine de soupe bouillante, comme contenant une matière plus analogue à sa profession. La vapeur qui s’en élevait avait tellement terni les verres des lunettes qu’il portait comme emblème de son métier, qu’en arrivant sur la scène de l’action il fut obligé de déposer par terre son fardeau, et de remettre ses conserves dans sa poche pour pouvoir trouver son chemin à travers les piles d’assiettes de porcelaines placées devant la cheminée pour les échauffer.
Un autre dragon, au service du capitaine Singleton, proportionnant sans doute ses efforts à l’état de faiblesse de son maître, ne s’était chargé que d’une partie de canards rôtis dont l’odeur séduisante lui faisait regretter d’avoir avalé si tard, indépendamment du déjeuner qui lui avait été servi, celui qui avait été préparé ensuite pour la sœur de son maître.
La marche était fermée par le jeune domestique blanc de miss Peyton, gémissant sous le poids de plusieurs plats de légumes que la cuisinière avait accumulés les uns sur les autres, sans calculer ses forces.
Mais il s’en fallait de beaucoup que ces mets composassent tout ce qui devait paraître sur la table. César n’y eut pas plus tôt placé le malheureux oiseau qui, huit jours auparavant, volait sur les montagnes sans se douter qu’il était destiné à figurer si tôt en bonne compagnie, que faisant machinalement un tour sur ses talons, il se remit en marche pour la cuisine, évolution qu’imitèrent successivement ses compagnons. Le même cortège revint bientôt dans le même ordre dans la salle à manger, et des troupes de pigeons, des compagnies de cailles, des vols de bécasses et des bancs de poissons de toute espèce prirent leur place sur la table.
Une troisième visite à la cuisine fut suivie de l’arrivée d’une
Weitere Kostenlose Bücher