L'Eté de 1939 avant l'orage
générosité.
Au risque de paraître malpoli, Renaud ne voulait pas arrêter le petit exposé quâil sâétait répété à lui-même tout le long du trajet. Son interlocuteur lâapaisa dâun geste de la main, prit une gorgée de vin avant de déclarer:
â Mais je sais tout cela. Certains leur reprochent de vivre entre eux, sans se mêler à la population canadienne. De se révéler inassimilables, en fait.
â La plupart réussissent très bien dans notre système scolaire. Une minorité joint les rangs des professionnels. Les autres Åuvrent dans le commerce, ou alors travaillent dans les manufactures. Tous connaissent lâanglais. à Montréal, beaucoup maîtrisent assez bien le français. Cela est même étonnant, puisque depuis le début du siècle la loi les oblige à fréquenter les écoles protestantes, donc anglaises.
â Ils apprennent le français pour mieux nous vendre leur marchandise.
Cette fois, la voix du ministre trahissait une certaine impatience. Renaud choisit de ne pas sâen préoccuper pour terminer son exposé.
â Câest mieux que chez Eaton, dont les propriétaires sâenrichissent à Montréal en considérant comme de la merde tous les clients qui sâexpriment en français. Rue Saint-Laurent, Samuel Steinberg me propose des salades fraîches au meilleur prix en sortant tous les mots français quâil connaît. En prime, je le soupçonne de faire des clins dâÅil à ma femme quand je regarde ailleurs. Le commis derrière le comptoir de la Royal Bank of Canada, un Canadien français, sâentête à me parler dans un très mauvais anglais, plutôt que de choisir notre langue à tous les deux.
â Parmi les Juifs qui dâaprès vous sâassimilent si totalement, il y a aussi ceux qui se promènent avec un habit de corbeau sur le dos. Dans Outremont, on se croirait parfois à Cracovie. Pas très bien intégrés, ceux-là .
Le politicien lui adressait un sourire, heureux de son argument.
â Sont-ils plus bizarres que nos milliers de curés, de religieux et de religieuses qui se cachent des vicissitudes de la vie derrière un froc en pensant que cela leur confère une supériorité sur les autres catholiques?
â Je comprends pourquoi vous ne faites pas lâunanimité autour de vousâ¦
Cette fois, Lapointe ne pouvait sâempêcher de rire franchement. Il enviait la liberté de parole dâun homme qui avait refusé jusque-là de briguer la moindre responsabilité politique pour ne pas avoir à réprimer sa franchise. Si cette attitude lui attirait des inimitiés, elle devait se révéler plus facile à vivre que la langue de bois du politicien. Mieux valait lui opposer une transparence identique:
â Vous savez, je nâai aucune animosité particulière à lâégard des Juifs. Mes collègues de cette confession au Parlement se montrent compétents et affables. Bien sûr, je les trouve souvent harassants avec leurs interminables interventions pour le bénéfice de leurs coreligionnaires, mais je réalise que les Canadiens anglais pensent exactement la même chose de moi quand je défends les miens.
â Nous jouissons du curieux privilège dâêtre à la fois la majorité et la minorité de quelquâun. Nous devrions en conséquence comprendre les Juifs et bien les traiter.
Son interlocuteur secoua la tête, comme pour chasser des arguments trop efficaces. Excellent avocat, il construisait lui aussi son plaidoyer, afin de se donner bonne conscience pour sa résolution de ne pas intervenir.
â Je suis un peu surpris de vous trouver devant moi aujourdâhui. Voyez-vous, pas plus tard que jeudi dernier Arden Davidowicz se présentait chez King avec deux de ses collègues afin de défendre la cause des réfugiés du Saint-Louis . Nous avons déjà tenu une réunion du cabinet sur la question, pour décider de ne pas leur ouvrir la porte.
Renaud, qui cachait mal sa déception, chercha un moment quoi répondre. Le député lâenvoyait-il plaider une affaire quâil savait perdue? Dans ce cas, pourquoi lui faire gaspiller son temps? Juste pour sâassurer que le non voulait bien dire non? à moins de trouver très vite un argument nouveau, mieux
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