L'Eté de 1939 avant l'orage
valait pour Renaud avaler son dessert et partir après sâêtre excusé dâavoir gâché une heure de lâhoraire chargé du ministre. Ou mieux, sâenfuir tout de suite!
â Davidowicz comprend tout le poids que vous conservez au sein du ministère. Vous pourriez influer sur lâattitude de vos collègues, même si ceux-ci ont déjà refusé de recevoir ces réfugiés.
Lâautre afficha un sourire entendu, amusé de la flatterie flagorneuse, mais résolu à ne pas céder.
â Je pense que ce monsieur est un trop bon politicien pour ignorer que je continuerai de conseiller à King de ne pas admettre de nouveaux expatriés juifs au Canada. Et King sait trop bien compter pour me contredire. Sinon, il risquerait de perdre la moitié de ses députés originaires du Québec.
Nous devons protéger le Canada, voilà notre premier devoir.
Même si la décision est cruelle, prise aux dépens de mille réfugiés désespérés au large de Cuba.
â Tout de même, protéger le Canadaâ¦
Lapointe lâarrêta dâun geste de la main. Renaud comprit que continuer serait de la plus parfaite impolitesse. Son vis-à -vis se leva pour aller chercher un dossier épais de trois doigts dans lâun de ses classeurs. Au moment de se rasseoir, il enleva lâassiette devant lui afin de faire de la place à la liasse de feuillets.
â Vous savez tout comme moi que sans lâappui massif du Québec, le Parti libéral aurait bien du mal à accéder au pouvoir. Notre bénédiction demeure la déroute des conservateurs dans notre province.
Lâavocat fit un signe dâassentiment de la tête. En 1917, le Parti conservateur avait fait adopter la loi de la conscription.
Des milliers de Canadiens français sâétaient réveillés face aux mitrailleuses allemandes contre leur volonté. Depuis, lors des élections, le Parti libéral réalisait le plein de voix dans la province en évoquant ce souvenir.
â Actuellement, je me retrouve devant une équation plutôt compliquée. Un nouveau parti, lâUnion nationale, a obtenu le pouvoir à Québec en 1936. En plus, une équipe nationaliste sâagite dans la région de Québec sous la direction de Philippe Hamel, une autre élève la voix à Montréal avec celle de Paul Gouin. Ces zigotos prétendent que Maurice Duplessis ne va pas assez loin dans la défense de lâautonomie provinciale.
Lapointe remplit à nouveau son verre de vin, prit une gorgée avant de poursuivre avec sa petite leçon de politique appliquée:
â à cela il convient dâajouter des nationalistes radicaux, le plus souvent de grands admirateurs des fascistes dâItalie, dâEspagne, du Portugal, et jâen passe. Ils se regroupent autour de Paul Bouchard et de son journal La Nation à Québec, de lâéquipe de rédaction de LâAction nationale à Montréal, de groupements comme Jeune-Canada, les Jeunes Patriotes ou la Société Saint-Jean-Baptiste. Tous sont des lecteurs assidus de Lionel Groulx, lequel lorgne vers le séparatisme. Ajoutons encore la Confédération des travailleurs catholiques du Canada et tous les mouvements dâaction catholique en général, qui sâalimentent au même fonds de commerce idéologique, le corporatisme à lâitalienne. Mussolini les met tous en extase parce quâil a signé un concordat avec le pape! Deux choses peuvent amener toutes ces personnes à se rallier pour faire front commun contre le Parti libéral: lâadmission de réfugiés juifs et notre participation à un conflit européen. Et en cas de front commun, il nous restera dix ou douze sièges au Québec. Cela placerait les conservateurs au pouvoir lors des élections de lâan prochain. Au premier jour dâun gouvernement conservateur, nous subirons la conscription. Au second, la guerre civile éclatera.
Renaud oublia un long moment son verre de vin à mi-chemin entre la surface de la table et sa bouche. La voix hésitante, il opposa:
â Au sujet de la conscription, je vous le concède. Lâaccueil de quelque mille réfugiés nâaurait pas cet effet. Tous les Québécois ne sont pas des lecteurs assidus de La Nation , ou même du Devoir .
â Je sais que Le Devoir tire seulement
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