L'Eté de 1939 avant l'orage
les pauvres recevraient volontiers un chèque, sans se soucier sâil venait dâOttawa ou dâune capitale provinciale. Les auto-nomistes ailleurs au Canada, les nationalistes au Québec, ne le voyaient pas de cet Åil.
â Si vous parliez à Ernest Lapointe, il vous écouterait attentivement, sâappesantit Davidowicz. Il a la plus haute opinion de vous.
La porte dâentrée sâouvrit, se referma doucement.
â Les femmes de ma vie sont revenues, fit remarquer Renaud.
â Vous consentez à le voir? Juste une visite. Si cela ne marche pas, je nâinsisterai pas.
â Câest un homme très occupé. Je ne suis même pas certain quâil voudra me rencontrer.
â La personne qui gère ses rendez-vous a accepté de vous réserver un moment demain.
Renaud soupira. Pourquoi diable irait-il encore une fois se mettre dans une position délicate? Déjà , à lâuniversité, la moitié de ses collègues, des nationalistes, lui tournaient le dos au premier regard. De professeur de droit constitutionnel, il devenait de verre, invisible, ignoré. Dâun autre côté, lâavocat ne pouvait oublier ces mille personnes, hommes, femmes et enfants, qui risquaient la mort. Quiconque avait lu Mein Kampf ne pouvait entretenir de doute à ce sujet.
â Vous parlez dâÃlise Trudel? demanda-t-il.
Une vieille connaissance, une amie en réalité, côtoyée plus de dix ans plus tôt. Cette passionnée de politique habitait Ottawa depuis 1927 ou 1928, occupant officiellement le poste de secrétaire dâErnest Lapointe, le ministre le plus influent du cabinet fédéral. En réalité, elle lui servait dâadjointe pour la gestion de son ministère et de stratège quant à ses campagnes électorales. Elle ne lâavait pas quitté pendant les cinq ans où son patron sâétait retrouvé dans lâopposition, de 1930 à 1935, préparant avec lui le retour au pouvoir. Depuis la réélection des libéraux, cette grande brune élégante avait continué à jouer son rôle de femme de confiance de ce personnage éminent, décidant qui aurait accès à son bureau.
â Oui, câest elle. Quand jâai demandé le rendez-vous, elle mâa dit vous connaître. Vous irez? Bien sûr, nous vous paierons.
Renaud répondit dâun signe agacé de la main. Son engagement social ne se monnayait pas.
â Jâaccepte. Ce sera peine perdue, mais je le ferai, à titre de citoyen soucieux de préserver des vies.
Le médecin se leva en murmurant un «Merci» ému.
Lâavocat le reconduisit jusquâà la porte. Les «femmes de sa vie», comme il venait de les désigner, étaient restées sur le balcon du côté de la rue, pour ne pas troubler leur conversation. Davidowicz serra les mains, adressa un bon mot à chacune, mais déclina lâinvitation à sâasseoir avec elles pour profiter dâun second thé glacé.
4
â Adorable fou!
Les mots de Virginie, au moment où elle lui faisait la bise avant de se rendre au cinéma, résonnaient toujours aux oreilles de son mari. Comment prétendre se soucier du sort des Juifs dâAllemagne sans se résoudre à tenter quelque chose pour les neuf cents malheureux errant sur lâAtlantique?
Renaud se disait que mieux valait prendre ce qualificatif au figuré, quoiquâen y repensant le sens propre paraissait convenir très bien. Son intervention lui mériterait certainement de solides inimitiés.
Même si le train sâétait arrêté dans quelques villages le long du chemin, un peu avant midi lâavocat sortait de la gare dâOttawa. Le Parlement fédéral se trouvait à une faible distance. Néanmoins, il préféra héler un taxi. Son interlocuteur lui en voudrait sûrement dâun retard, ce serait mal le disposer à lâégard des personnes dont Renaud venait plaider la cause.
Ernest Lapointe occupait deux pièces en enfilade dans lâédifice principal du gouvernement. Ces bureaux témoignaient bien de son statut dâhomme de confiance du premier ministre King. Dans le premier local, des classeurs et un pupitre prenaient presque toute la place. Une femme dââge moyen dominait les lieux: avant de rencontrer le grand personnage, Renaud fut accueilli
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