L'Étreinte de Némésis
agaçant qu’un cortège funèbre gâché par des comédiens
incompétents. Heureusement, ceux-là étaient finalement assez bons. La plupart
se livraient à des farces grossières qui arrachaient des rires polis aux
spectateurs. Mais il y en avait un qui, d’une voix bouleversante, récitait des
poèmes tragiques. Les vers qu’il déclamait étaient nouveaux pour moi. Ils
étaient d’inspiration épicurienne :
Pourquoi
craindre la mort,
Si
l’âme peut mourir comme le corps ?
Quand
l’enveloppe mortelle sera en lambeaux,
Quand
la vie aura quitté la chair,
De
la douleur et de la peine nous serons libérés…
Nous
ne sentirons plus, car nous ne serons plus.
Et
si après avoir rencontré le Destin
L’âme
séparée du corps éprouve encore des sensations,
Quelle
importance ? Car nous n’existons
Qu’aussi
longtemps que l’âme et le corps sont réunis.
Le
récitant fut brusquement interrompu par l’un des bouffons.
— Que
d’absurdités ! Mon corps, mon âme, mon corps, mon âme, répétait le pitre,
agitant la tête en tous sens. Que d’absurdités épicuriennes ! J’avais
jadis un philosophe épicurien chez moi, mais je l’ai chassé avec un bon coup de
pied. Donne-moi plutôt un stoïcien terne, comme ce clown de Dionysius, par
exemple.
Quelques
gloussements parcoururent la foule, qui avait repéré l’allusion. Je compris qu’il
devait s’agir de l’auteur à la tête de la troupe, chargé par l’ordonnateur des
pompes funèbres d’interpréter une affectueuse parodie du défunt.
— Et ne crois pas
un instant que je vais te payer la moitié d’un as [51] pour une poésie aussi pathétique, poursuivit-il, ou
pour ce prétendu divertissement. Je veux en avoir pour mon argent, comprends-tu ?
Pour mon argent ! L’argent ne tombe pas du ciel, tu sais… en tout cas pas
dans mes mains ! Dans celles de mon cousin Crassus, peut-être, mais pas
dans les miennes !
Il
pinça soudain les lèvres et pivota sur les talons. Les mains dans le dos, il se
mit à faire les cent pas.
J’entendis
un homme près de moi murmurer :
— Il
imite Licinius à la perfection !
— Oui,
c’est troublant ! approuva son épouse.
— Mais
surtout ne pense pas que je ne vais pas te payer parce que je ne peux
pas te payer, reprit l’acteur. Je pourrais ! Je voudrais !
Seulement j’ai des dettes. Attends, j’ai un plan. Oh oui, un plan, un bon plan.
Un plan pour avoir de l’argent, plus d’argent que vous, riches habitants de
Baia. Un plan, un plan. Faites place à l’homme qui a un plan !
— Un
plan, murmura l’homme près de moi.
— Mais
oui, c’est ce que Lucius répétait sans arrêt, sourit sa femme. Je vais devenir
riche… demain !
Elle
soupira :
— Et
tout ce qui est arrivé, c’est ça. La volonté des dieux…
Je
me remémorai les allusions de Sergius Orata à des transactions louches. Un
soupçon commença à germer dans mon esprit. Mais il disparut avec l’arrivée des
masques de cire.
La
branche des Licinius comptait les éminents ancêtres de Lucius. Normalement
leurs visages de cire trônaient dans la maison. Mais là ils paradaient devant
la bière. Des hommes spécialement loués les arboraient. Ils avaient revêtu le
costume authentique de l’ancêtre représenté, le costume de la fonction qu’il
occupait de son vivant au service de l’État. Le cortège funèbre de noble romain
intègre une telle mise en scène. Les acteurs masqués marchent solennellement,
lentement. Ils tournent leur tête de chaque côté pour que tous les spectateurs
puissent voir leur visage figé. On a l’impression que les morts ont repris vie.
Ainsi, même dans la mort, les nobles se distinguent de la plèbe. Ils exposent
fièrement leur lignée à ceux qui n’ont pas d’ancêtres, seulement des parents et
des aïeux oubliés.
Ensuite
arrivait Lucius Licinius lui-même, allongé sur son lit d’ivoire et entouré de
fleurs et de rameaux fraîchement coupés. On l’avait aspergé de parfum qui ne
parvenait toutefois pas à couvrir l’odeur de putréfaction. Le premier des
porteurs, Crassus présentait un visage fermé, impassible.
La
famille suivait. Chez les Licinius, rares étaient ceux de la branche de Lucius
à avoir survécu aux guerres civiles.
La
plupart étaient âgés. Gelina conduisait le groupe, Metrobius marchait à ses
côtés. Dans les rues de Rome, j’ai souvent vu des cortèges funèbres où les
femmes, au paroxysme de la douleur,
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