L'Étreinte de Némésis
revienne.
Finalement
je retrouvai Eco, qui avait disparu entretemps. Il avait voulu prendre un bain
froid après son bain chaud. Nous revêtîmes les vêtements noirs qui avaient été
préparés pour nous le matin même. L’esclave Apollonius nous aida à arranger
tous les plis. Il avait l’air grave qui convenait à l’occasion, mais ses yeux d’un
bleu clair, lumineux, n’étaient pas obscurcis par la peur qu’on devinait dans
le regard des autres esclaves. Mummius était-il parvenu, d’une manière ou d’une
autre, à lui dissimuler le sort funeste qui l’attendait peut-être le lendemain ?
L’hypothèse la plus probable était que l’officier lui avait promis de le
sauver. Savait-il que Mummius n’était pas parvenu à fléchir Crassus ?
Alors qu’Apollonius m’habillait,
j’en profitai pour l’examiner plus attentivement. Au premier coup d’œil, sa
beauté frappait. Mais plus on le regardait, plus cette beauté resplendissait.
Sa perfection était presque irréelle, comme si le célèbre Discobole de
Myron [48] s’était mis
à vivre. Alors que beaucoup de jeunes de son âge ont une démarche hésitante, il
se déplaçait comme un athlète ou un danseur, avec une aisance naturelle. Ses
mains étaient agiles ; il exécutait chacun de ses gestes avec une grâce
innée. Quand il se tenait près de moi, je sentais la chaleur de ses mains et la
caresse tiède de son souffle.
Il
existe des moments rares où l’on ne perçoit plus l’extérieur des autres êtres,
mais la force vitale qui les anime. J’avais perçu cette force à l’occasion d’intenses
moments de passion avec Bethesda. Je l’avais aussi ressentie parfois avec d’autres
hommes ou femmes dans des cas extrêmes, par exemple au moment d’un orgasme ou
dans les affres de l’agonie. C’est une chose effrayante, impressionnante, que
de découvrir l’âme sous les voiles de la chair. D’une manière ou d’une autre,
la force vitale d’Apollonius était si forte qu’elle se manifestait à travers l’enveloppe
charnelle, qu’elle resplendissait dans l’être physique. C’était difficile de le
regarder et d’imaginer qu’une créature vivante, si parfaite, pouvait vieillir
et mourir, et, encore plus, disparaître en un instant pour satisfaire
simplement les ambitions d’un politicien.
Je
ressentis soudain une grande pitié pour Marcus Mummius. Pendant le voyage
depuis Rome, à bord de la Furie, je l’avais durement jugé en pensant que
son âme était dépourvue de toute poésie. J’avais parlé inconsidérément. Mummius
s’était approché du visage d’Éros et il était tombé amoureux. Qu’il veuille
maintenant sauver le garçon d’une mort insensée n’avait rien d’étonnant.
Peu
à peu, les invités quittaient la maison et s’alignaient le long de la route
devant la villa. Ceux qui avaient été les plus proches de Gelina ou de Lucius
se rassemblaient dans la cour pour former le cortège. L’ordonnateur des pompes
funèbres, un petit homme décharné que Crassus avait engagé et fait venir de
Pouzzoles, indiquait sa place à chacun. Eco et moi n’en avions-pas dans le
cortège. Nous partîmes en avant, afin de trouver un endroit ensoleillé le long
de la route bordée d’arbres.
Au loin, nous
entendîmes soudain les accents d’une musique mélancolique. La procession
apparut. Les musiciens venaient en tête, soufflant dans des cornes et des
flûtes [49] ou agitant des sistres de bronze. A Rome, par
déférence envers l’opinion publique et la loi des Douze Tables [50] le nombre de musiciens aurait été limité à dix. Mais
ici, Crassus en avait engagé au moins le double. Il comptait impressionner.
Derrière
la musique suivaient les pleureuses, un chœur de femmes – elles aussi
recrutées pour l’occasion – qui marchaient en traînant les pieds, les
cheveux défaits. Elles chantaient une mélopée qui paraphrasait la célèbre
épitaphe du dramaturge Naevius : « Si la mort d’un mortel attriste le
cœur des immortels, alors les dieux là-haut doivent pleurer cet homme… »
Regardant droit devant elles, sans prêter attention à la foule, elles
tremblaient et versaient des torrents de larmes.
Un
espace séparait ces femmes du groupe suivant. Il fallait que la mélopée des
pleureuses s’éteigne avant qu’arrivent les pitres et les mimes. Les yeux d’Eco
s’illuminèrent en les voyant approcher. Mais moi, intérieurement, je m’inquiétai.
Il n’y a rien de plus
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