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L'Evangile selon Pilate

L'Evangile selon Pilate

Titel: L'Evangile selon Pilate Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
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à Rébecca. Était-elle émerveillée par le bijou ou le geste ? Elle fondit en larmes.
    — Je suis trop heureuse, parvint-elle à prononcer.
    Par contagion, je me mis aussi à pleurer. Et ces larmes, qui nous réunissaient, nous pressaient l’un contre l’autre en nous donnant violemment envie de faire l’amour.
    — Charité, s’il vous plaît.
    Le vieillard et l’enfant étaient revenus, mains tendues, affamés. Rébecca eut un petit cri de rage et appela aussitôt l’aubergiste, s’indignant qu’on ne puisse pas dîner tranquillement. Lâche, j’approuvai de la tête. À cet instant, je ne songeais qu’à Rébecca, au corps de Rébecca, aux jambes de Rébecca…
    L’aubergiste les chassa à coups de torchon.
    Rébecca me sourit.
    Le vieillard et l’enfant avaient disparu dans la nuit de la faim.
    Je regardai nos plats, encore pleins de tout ce que, repus, nous n’avions pas mangé, je regardai le joyau que je venais de donner à Rébecca, je regardai notre bonheur et je devins muet.
    Il faisait froid subitement.
    — Je te raccompagne.
    Le lendemain, je rompais nos fiançailles.
    Ce soir-là, au bord du fleuve, par l’euphorie énamourée qui nous collait l’un contre l’autre, j’avais découvert ce qu’il y a d’égoïste dans le bonheur. Le bonheur est à l’écart, fait de huis clos, de volets tirés, d’oubli des autres ; le bonheur suppose que l’on refuse de voir le monde tel qu’il est ; en un soir, le bonheur m’était apparu insupportable.
    Au bonheur, je voulais préférer l’amour. Et surtout pas l’amour que j’éprouvais pour Rébecca, l’amour exclusif, partagé, tissé d’intérêts mutuels. Je ne voulais plus l’amour en particulier, je voulais l’amour en général. L’amour, je devais en garder pour le vieillard et l’enfant affamés. L’amour, je devais en dispenser à ceux qui n’étaient ni assez beaux, ni assez drôles, ni assez intéressants pour l’attirer naturellement, de l’amour pour les gens non aimables.
    Je n’étais pas fait pour le bonheur. Et n’étant pas fait pour le bonheur, je n’étais donc pas fait pour les femmes. Malgré elle, Rébecca m’avait appris tout cela.
    Six mois plus tard, elle se mariait avec un très beau cultivateur de Naïn dont elle devint la femme fidèle et amoureuse.
    — Mon pauvre garçon : comment peux-tu être aussi intelligent et commettre autant de sottises ? disait ma mère. Je ne te comprends pas.
    — Maman, je ne suis pas fait pour le cours ordinaire de la vie.
    — Et pourquoi es-tu fait, mon Dieu, pourquoi ?
    — Je l’ignore. Ce n’est pas grave. Le mariage n’était pas mon destin.
    — Et qu’est-ce que c’est, ton destin, malheureux ? Qu’est-ce que c’est ? Si au moins ton père était toujours là…
     
    Serais-je là, en ce jardin, à espérer et transpirer ma mort si papa était en vie ? Aurais-je osé ?
     
    Tout en pratiquant la menuiserie, je devins à Nazareth une sorte de sage qu’on venait consulter, en cachette du rabbi, lorsqu’on était aux prises avec les difficultés de la vie. J’aidais les villageois à se mettre plus haut que les situations qu’ils vivaient.
    Ainsi Mochèh, mon ami Mochèh, que je n’avais pas quitté depuis l’enfance, perdit son fils. Il était rare, dans notre village, qu’on vît un homme pleurer un enfant car les pères, sachant toute vie précaire, prenaient bien garde à ne pas trop s’attacher aux petits pendant leurs premières années.
    Bouleversé, Mochèh vint sangloter à l’atelier.
    — Pourquoi lui ? Il n’avait que sept ans.
    Pauvre Mochèh, les paupières closes pour retenir ses larmes, Mochèh, la tête fermée comme un poing, des épingles à l’intérieur du crâne, Mochèh qui souffrait, qui n’acceptait pas cette mort, qui protestait.
    — Pourquoi lui ? Pourquoi si jeune ? Il n’avait jamais péché : il n’avait pas eu le temps ! C’est injuste.
    Injuste… Sa raison saignait : il voulait comprendre et n’y parvenait pas.
    — Pourquoi Dieu l’a-t-il repris ? Est-ce que ça peut exister, un Dieu qui laisse périr les enfants ?
    Je parlai doucement à Mochèh.
    — N’essaie pas de saisir l’insaisissable. Pour supporter ce monde, il faut renoncer à toucher ce qui te dépasse. Non, la mort n’est pas une punition puisque tu ignores ce qu’est la mort. Tout ce que tu sais, c’est qu’elle te prive de ton fils. Mais où est-il ? Que sent-il ? Tu ne dois pas te révolter :

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