L'Evangile selon Pilate
tais-toi, n’argumente plus, espère. Tu ne sais pas et tu ne sauras jamais comment pense Dieu. Ce dont tu es sûr, c’est que Dieu nous aime.
— Un amour qui n’est pas juste.
— Qu’est-ce que la justice ? La même chose pour tous. Alors Dieu nous donne à tous, également, la vie puis la mort. Les différences dépendent des circonstances.
Peu convaincu, Mochèh ne voulait plus croire. En face du mal, sa foi démissionnait. Il revenait tous les jours à l’atelier, pleurait, tempêtait, et parfois s’agaçait de mon calme.
— Enfin, toi, tu n’éprouves rien ? Lorsque ton père est mort, tu as pleuré pourtant ! Qu’est-ce que tu pensais ?
— Lorsque papa est parti, je me suis dit que je n’avais plus une heure à perdre pour aimer ceux que j’aime. Comme toi, Mochèh, devant le mal, je souffre, cependant la souffrance n’est pas une occasion de haïr mais une occasion d’aimer.
Il releva la tête vers moi, semblant m’entendre enfin. Je continuai.
— Ton fils aîné est mort ? Aime-le encore plus. Et surtout aime les autres, ceux qui te restent, et dis-le-leur. Vite. C’est la seule chose que nous apprend la mort : qu’il est urgent d’aimer.
De ce jour, Mochèh cessa de pleurer. Certes, il ne cessa pas de regretter l’absent mais il convertit son désarroi en affection envers les siens. Rien ne supprime le chagrin ; mais le courage peut le rendre utile et bénéfique.
Quelques années passèrent.
Il me semblait que j’avais enfin trouvé ma place. Si mes meubles et mes charpentes ne s’étaient pas améliorés, mes conseils énormément. J’apaisais les villageois.
Le vieux rabbi Isaac s’étouffa sous le poids des ans et le Temple de Jérusalem nous envoya un nouveau prêtre, Nahoum, grand spécialiste des Écritures. En quelques semaines, il comprit qu’il y avait une autre voix que la sienne écoutée au village. Il se fit répéter mes conversations et pénétra, furieux, dans mon atelier.
— Qui es-tu pour croire que tu peux commenter les Écritures ! Qui es-tu pour donner des conseils aux autres ? As-tu fait une école rabbinique ? As-tu pratiqué les textes comme nous les avons pratiqués ?
— Mais ce n’est pas moi qui conseille, c’est la lumière qui brille au fond de mes prières.
— Comment oses-tu ? Tu n’es bon qu’à produire des copeaux et tu voudrais guider un peuple ? Tu n’as pas le droit de dire quoi que ce soit au nom des Écritures et encore moins au nom de Dieu ! Le Temple condamne les présomptueux de ton espèce. À Jérusalem, tu serais déjà mort lapidé !
Nahoum me fit peur.
Pendant quelques jours, je fermai l’atelier et allai m’isoler dans de longues promenades.
Nahoum avait sans doute raison : sans m’en rendre compte, j’étais devenu le conseiller spirituel du village, divisant ici, réconciliant là, attisant les justes colères, parlant au nom de Dieu… J’avais gagné cette influence si naturellement que je n’avais même pas conçu qu’elle fut exceptionnelle. Voilà que ce jeune rabbi me révélait que je péchais par aveuglement et par orgueil !
Lapidé ! Nahoum voyait juste. Ma singularité, mon opposition au Temple, cela devait me conduire à la lapidation.
Deux choses lui échappaient pourtant : que cette mort je la souhaiterais un jour et que les Romains importeraient à Jérusalem le supplice de la croix. C’est sur une poutre que, sans doute, j’agoniserai demain, une poutre préparée par un charpentier pour un autre charpentier…
— Sais-tu qu’on ne parle plus que de ton cousin Yohanân ?
Ma mère avait le regard brillant.
— Lequel ?
— Le fils d’Elisabeth, ma cousine, tu sais bien… On raconte qu’il est doué de la parole prophétique.
Elle tombait mal. J’avais épuisé toute la curiosité que je pouvais consacrer aux faux prophètes et aux soi-disant messies. J’essayais de trouver ma place dans ma propre vie.
Ma mère insistait. Était-ce par intérêt religieux ou par fierté familiale ? Elle revenait sans cesse sur ce cousin.
— Yohanân se tient au bord du Jourdain et lave de leurs péchés les hommes qui viennent le voir en leur mettant la tête sous l’eau. C’est pour cela qu’on l’appelle Yohanân le Plongeur.
Je rouvris mon atelier mais les villageois, effrayés par Nahoum, n’osaient plus y venir, même pour se procurer des planches.
Petit à petit, les gens me donnèrent des rendez-vous clandestins pour parler avec moi,
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