L'Evangile selon Pilate
y croire. J’oscillais constamment.
La divergence entre les quatre textes, leur qualité très inégale, voire leurs contradictions me perturbaient tout en me passionnant. Lors d’un procès, me rappelai-je, le fait que les récits ne s’accordent pas ensemble prouve généralement la sincérité des témoins ; seuls les faux témoins narrent exactement la même histoire. De même en psychiatrie, on sait qu’un sujet traumatisé victime d’une violence ne racontera jamais identiquement son agression, alors que le menteur la répétera mot pour mot. Bref, les difficultés que me procuraient les textes disparates des Évangiles me poussaient à les croire.
De ce soir-là, je devins obsédé par la figure de Jésus. Quelques années plus tard, j’ai décidé d’appeler cette obsession mon christianisme.
Il y a des paroles qui brûlent. Écrire « Moi, Jésus de Nazareth » m’a demandé des années de réflexion avant que je me risque à la transgression. À un athée, cette décision ne poserait pas problème ; à un juif ou à un musulman, quelques scrupules aisément surmontables ; mais à un chrétien, la perspective de parler au nom de celui qu’il considère comme un Dieu transcendant est terrorisante parce qu’au fond sacrilège.
Sans doute est-ce pour cela que j’ai perpétuellement remis, repoussé ce travail… Non par peur du roman. Mais par peur de ce roman.
Plusieurs fois, des amis, à qui j’avouais que L’Évangile selon Pilate m’avait été volé quelques mois avant sa parution, m’ont demandé si je pensais que la nouvelle version était meilleure. Sincèrement j’ai répondu que je l’espérais mais que je n’en saurais jamais rien.
Aujourd’hui, j’aurais pu obtenir la réponse.
Pendant que je décroche les guirlandes et le boules du sapin de Noël, les enfants, Sibylle et Quentin, profitent de ce long moment passé ensemble à rire et bavarder pour me cuisiner sur les secrets de mon secrétaire en marqueterie, un meuble hollandais qui date du XVIIIe siècle. Ne pouvant plus résister à leur curiosité, je finis par les emmener vers le meuble et je fais jouer les ressorts de la cachette.
Le tiroir jaillit et je m’aperçois avec surprise qu’il contient quelque chose. Je sors l’objet : il s’agit d’une disquette portant l’étiquette « L’évangile selon Pilate, première et deuxième partie ».
Stupéfait, je suis obligé de m’asseoir. Ainsi, ce roman que j’avais cru perdu définitivement, ce roman que j’ai récrit en m’usant les nerfs et la santé, ce roman qui poursuit désormais sa carrière chez les libraires, ce roman volé m’attendait depuis des mois dans le seul endroit où il pouvait être.
Les enfants rient. Pas moi. Je transpire à grosses gouttes. Je m’en veux. Je m’accuse d’avoir été assez bête pour re-rédiger le livre sans regarder dans ce tiroir secret.
Sibylle et Quentin s’éparpillent dans la maison pour raconter la nouvelle à tout le monde. Je crois que le spectacle de ma déconfiture doit être, lui aussi, assez amusant.
Bruno M. arrive, se retient de pouffer en me voyant si pâle, puis cherche quelque chose de positif à dire :
— C’est bien ! Tu vas pouvoir comparer tes versions, désormais. Tu vas savoir laquelle est la meilleure…
Je relève la tête, le fixe et murmure :
— Jamais !
Je me dirige vers la cheminée et jette au feu la disquette qui d’abord résiste, puis se tord de douleur, craque, noircit, pue et finit par disparaître sous les bûches qui s’effondrent.
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