L'Héritage des Cathares
Rossal. Pourtant, aussi loin que je puisse me souvenir, je fus cruellement conscient de la distance superstitieuse que mon père maintenait entre nous. Je revois encore la méfiance sur son visage plissé par les ans quand il m’observait à la dérobée. Mon père avait peur de moi et jamais nous ne fûmes proches, comme un père et un fils doivent l’être. Cet homme ne me parut jamais très glorieux. Il aurait dû être pour moi le plus grand des chevaliers, le plus preux des héros, mais l’épée qu’il portait à la ceinture dans les grandes occasions, si longue qu’elle traçait un sillon piteux sur le sol, m’apparaissait ridicule. Je savais bien que, même forcé de le faire, jamais il n’aurait su brandir son arme avec force et autorité. Il était incapable de protéger sa seigneurie.
En l’an 1190, la destinée annoncée par ma naissance se confirma pour la première fois. Je devais avoir près de cinq ans.
L’été tirait à sa fin. Les céréales étaient engrangées et les semis du printemps suivant étaient mis de côté. Depuis plusieurs années, Rossal crevait de faim et l’hiver qui approchait n’annonçait rien de bon. Une fois de plus, la seigneurie en sortirait moins peuplée, la faim, les fluxions de poitrine et autres fièvres de la saison morte réclamant leur part de victimes. Aux yeux de tous, cela ne faisait que confirmer que mon arrivée en ce monde avait été néfaste. Le nuage noir qui accompagna le passage du prédicateur n’en fut que plus oppressant.
C’était le jour du Seigneur. Mes parents et moi assistions à la messe assis sur le premier banc de l’église, celui réservé au seigneur. Le petit temple bas, en bois, était simple et sombre. Quelques cierges de mauvaise cire trop molle l’illuminaient d’une lumière blafarde en dégageant une épaisse fumée étouffante. Une odeur acre s’en dégageait et se mêlait à celle des corps non lavés. La messe avait été longue, le père Prelou s’étant lancé dans un sermon particulièrement enflammé pour rappeler à ses ouailles, l’index brandi, l’importance de maintenir une foi ardente en ces temps de misère et de se soumettre à la volonté divine qui, comme on le savait, était mystérieuse. Il avait persévéré, insensible aux frottements impatients de pieds sur le sol de pierre, aux soupirs las et aux murmures de plus en plus insistants.
À la fin de la célébration, ma famille sortit la première, tel que le prescrivait son statut. Je prenais pour la déférence qui m’était due le fait que les habitants s’écartent de mon chemin. Mes parents, j’imagine, ressentaient cruellement cet ostracisme, mais n’en montraient rien. Tout le village était massé sur le parvis lorsqu’un silence lourd et inquiet tomba. Tous avaient porté un regard méfiant et un peu apeuré dans la même direction. Intrigué, je fis de même.
Le prédicateur se tenait au milieu de la place, droit comme un chêne, l’air sévère et le regard sombre. J’avais vaguement entendu les adultes parler de ces errants qui prêchaient de village en village. Je savais qu’ils étaient craints et que leur arrivée n’était jamais appréciée, mais toujours tolérée, de crainte de subir la colère divine. Je ressentis l’inquiétude des autres, autour de moi, et une peur diffuse me saisit.
À titre de seigneurs du lieu, mon père et ma mère s’avancèrent vers le nouveau venu, un peu hésitants, m’entraînant avec eux. Ils se plantèrent à une dizaine de pas devant lui, comme s’ils cherchaient ainsi à protéger leurs serfs des imprécations imminentes de l’individu. Les villageois nous suivirent et se massèrent derrière nous.
L’être était sinistre et semblait aussi vieux que la création. Son seul vêtement était une peau de bête crasseuse qui le couvrait jusqu’à mi-cuisse, laissant paraître des jambes et des bras d’une maigreur cadavérique. Sa peau était si sale qu’il était impossible d’en déterminer la teinte. Ses cheveux longs et emmêlés étaient d’un blanc jauni dans lequel s’égaraient encore quelques mèches grises. Sa barbe, qui n’avait pas été coupée depuis des décennies, couvrait une poitrine que je devinais creuse et osseuse. Il allait pieds nus et les ongles de ses orteils étaient pareils à des griffes noires. Un crucifix de bois grossièrement sculpté et enfilé sur un cordon de chanvre pendait sur sa poitrine. Il dégageait une puanteur rance et musquée.
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