L'Héritage des Cathares
récoltes, fort mauvaises, avaient été engrangées. Le bois avait été coupé, fendu et mis à sécher par les hommes. Les femmes et les filles avaient cueilli les fruits sauvages et en avaient fait des confitures. Elles avaient ramassé les herbes et les avaient suspendues aux murs des maisons pour les faire sécher. Elles avaient récolté les légumes et les avaient rangés dans les caveaux où le froid les conserverait durant l’hiver. Les quelques bêtes dont le village pouvait se passer avaient été abattues et leur viande séchée ou salée par ceux qui pouvaient s’offrir du sel. Le gros du bétail était rentré dans les étables, où le foin accumulé pendant l’été les nourrirait durant les mois d’hiver. La volaille était au poulailler. Dans les maisons, les vêtements étaient rapiécés, les chaussures réparées, les instruments aratoires affûtés et la laine cardée, foulée et filée.
Les villageois savaient déjà qu’ils ne mangeraient pas à leur faim avant la prochaine moisson. Ils en avaient l’habitude. Tous les trois ou quatre ans, ils devaient affronter la famine et se retrouvaient réduits à survivre de racines pour lesquelles ils devaient rivaliser avec les bêtes de la forêt. Ils s’en trouvaient quittes pour de terribles spasmes aux entrailles, ce qui avait parfois
l’avantage discutable de les emporter plus vite que la faim. Chaque fois, le village perdait des vieillards, mais aussi nombre d’enfants dont les bras valides manqueraient plus tard aux travaux des champs. C’était là le triste sort de tous les serfs. Mais on ne refait pas sa destinée ; on l’accepte avec résignation en espérant une vie meilleure au paradis, une fois achevée la misère du séjour sur terre. Personne ne sait cela mieux que moi.
Florent était seigneur de Rossal. Seigneur était un bien grand mot. La seigneurie sur laquelle il régnait n’était, au mieux, qu’une modeste constellation de hameaux, tous plus misérables les uns que les autres. Petit homme chétif, calme et compatissant, il était entré dans la cinquantaine. Lui-même nobliau aux moyens fort modestes, il voyait la plus grande part du peu que produisait sa seigneurie passer entre les mains de son suzerain, le baron de Sancerre. Il faisait néanmoins de son mieux pour adoucir la vie des serfs qui tentaient de subsister sur ses terres. Le cœur trop tendre pour la position qui était la sienne, il ne pouvait se résoudre à exiger d’eux des paiements qu’il les savait incapables de verser et les reportait trop souvent. Sa fortune subissait ainsi les contrecoups de sa générosité. Mais, pour cette raison, il était aimé de tous. Alors que, en règle générale, les seigneurs étaient craints, il faisait l’objet d’une familiarité peu commune qui n’excluait nullement le respect. Loin de baisser les yeux lorsqu’ils le croisaient, les serfs lui souriaient franchement et lui adressaient toujours quelques paroles amicales qu’il leur retournait avec bienveillance. Certains, chose impensable, osaient même le toucher.
Il était de notoriété publique que le seigneur de Rossal avait tenté en vain d’engrosser ses deux premières épouses. Dans son dos, les villageois s’amusaient fort à raconter qu’il s’était si bien appliqué à la tâche qu’elles en avaient crevé. De plaisir ou d’ennui, cela restait à déterminer. Persévérant jusqu’à l’entêtement, et sans doute aussi un peu lubrique, le vieux bouc, qui allait devenir mon père, en était maintenant à ses troisièmes noces. La nouvelle seigneuresse, Nycaise, ma future mère, était une grosse fille placide et rougeaude à la poitrine plus qu’abondante, qui venait tout juste de fêter ses dix-sept ans lors de ses épousailles, l’année précédente. Ses hanches larges laissaient présager une capacité d’enfanter avec la facilité d’une chatte. Pourtant, malgré les tentatives répétées de Florent, auxquelles la bougresse répondait, racontait-on, avec un enthousiasme sonore, son sillon demeurait sec et la terre de Rossal, obstinément stérile.
Au crépuscule de sa vie, et malgré son admirable détermination, Florent se retrouvait donc sans héritier, ce qui le préoccupait grandement, car sans un successeur pour assurer sa lignée, à sa mort, les terres qui appartenaient à la famille depuis moult générations seraient reprises par le baron de Sancerre, comme cela était son droit, pour être concédées à un seigneur
Weitere Kostenlose Bücher