L'holocauste oublié, le massacre des tsiganes
avaient travaillé depuis de nombreuses années à ce que l’on appelait là-bas « le cirque », la « ménagerie ». Ils avaient été punis et expédiés ici parce qu’ils trafiquaient sur la nourriture de qualité, miel, sucre, confiture, lait, viande, etc. réservée aux animaux. Mais comme les S.S. étaient les premiers à profiter de ces larges détournements quotidiens, ils ne furent pas très sévères et se contentèrent de les « muter de camp », pour que leurs petites combines ne soient pas révélées. Avant leur internement ces trois tsiganes étaient employés dans un grand cirque allemand. Pour une fois Buchenwald avait su utiliser les compétences. L’un d’eux, « le montreur d’ours », je crois qu’il s’appelait Herbert ou Heibert, semblait être le chef de la communauté, en tout cas il était le plus âgé ; une bonne cinquantaine. Noir de peau, un nez d’aigle, grand, musclé, la « réception S.S. » lui avait laissé ses longs cheveux de jais et une culotte de cheval. Il venait régulièrement me trouver pour obtenir des nouvelles des tsiganes cobayes.
— « Il faut, disait-il, qu’ils restent en bonne santé, car ils vont être libérés après. Le médecin S.S. le leur a dit. »
— Et comme je m’étonnai de sa confiance en nos tortionnaires.
— « Regarde ! Je suis bien vivant moi. Les S.S. ne mentent jamais aux tsiganes. »
— J’ai souvent repensé à Heibert, le géant noir de la ménagerie de Buchenwald après avoir lu le passage de Kogon consacré à « la fauconnerie ». Un jour il m’avait raconté qu’il avait eu jusqu’à six ours. Tous les animaux avaient été arrêtés avec leurs « maîtres » tsiganes qui les montraient sur les routes allemandes. Lui, Heibert, avait dressé un animal au corps formidable… il jouait du tambourin, dansait et pouvait enchaîner cinq sauts périlleux. Les S.S. se crurent obligés de l’abattre parce qu’au cours d’une répétition de son numéro, il s’était précipité sur un sous-officier et l’avait gravement blessé.
— En (156) 1937 ou 1938 il fut interdit à mon père de continuer à diriger son petit cirque. Mes papiers d’identité normaux me furent retirés et je reçus des papiers spéciaux, ce qui m’interdisait de continuer à travailler dans mon métier d’acrobate. En 1941, ils m’obligèrent à travailler dans une usine, mais quinze jours plus tard, j’étais renvoyé du service du travail parce que je n’étais pas pur allemand. Plus tard, dans la même année, je fus arrêté et mis en prison. En 1943 je fus envoyé à Buchenwald où j’avais le numéro 22736, puis à Dora, où je reçus une lettre de ma mère qui était à Auschwitz :
— « Nouvelles brèves. Je ne peux pas me plaindre. Nous sommes ici dans le camp familial. Nous allons bien. Ce ne sera pas long, et nous nous retrouverons certainement après la guerre. »
— En fait ma mère, mon père et quatre de mes frères et sœurs moururent. En 1945 je fus transféré à Sachsenhausen et j’étais dans la « marche à la mort » vers Wittstock lorsque ce camp fut dispersé.
— Un (157) groupe de pauvres tsiganes souffrait d’une grave affection des yeux. Seuls trois d’entre eux, déjà moribonds, furent transportés à l’hôpital de Weimar. Et cependant, les tsiganes prenaient bien soin que leur nombre soit le même, à l’appel du soir, comme à l’appel du matin. Ils se tenaient par famille, portant souvent le même nom, tous identiques dans leurs frusques du camp, chacun n’étant plus qu’un numéro au milieu des autres.
— À Dachau, comme à Buchenwald, les tsiganes étaient affectés aux travaux les plus durs. Non seulement ils souffraient de la faim et du froid, mais ils étaient prêts à risquer leur vie pour une cigarette. En effet, les tsiganes sont souvent des fumeurs invétérés, en outre, comme on peut l’imaginer, ils étaient peu aptes au travail forcé, et on les voyait se mutiner et se révolter, sans souci des conséquences. Seule la triste expérience leur apprit que celui qui se faisait porter malade, soit qu’il le fût réellement, soit que cette existence lui fût devenue insupportable, celui-là ne réapparaissait plus. Car au lieu de traitement on lui faisait une piqûre.
— 17 septembre (1944 ) (158) .
— Ce matin-là, promenant mon spleen sur l’unique voie mal pavée du petit camp, toujours encombrée les jours de beau temps, je fus
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