L'holocauste oublié
traînée vers la porte. Une gardienne m’a assommée. On m’a attachée sur une chaise. J’ai été opérée le lendemain. Une véritable opération. On m’a ouverte et recousue. J’ai pleuré pendant plusieurs jours. Puis j’ai retrouvé mes filles au camp tsigane. Elles avaient beaucoup maigri. Elles allaient à l’école alors je suis redevenue calme. Nous étions toutes trois vivantes et pas malades. Surtout pas malades. Je ne voulais pas revenir là-bas où j’avais été torturée. Les tsiganes qui s’occupaient de notre camp sont venus me voir en me donnant une vingtaine de lettres écrites fin sur des petits morceaux de papier. Il y en avait pour toutes les villes. « Puisque tu vas être libérée, tu dois porter ces messages. » J’ai accepté. Ils ont caché les papiers sous les semelles, à l’intérieur de mes chaussures. Et j’ai attendu. J’ai attendu. J’ai attendu. Un jour on m’a appelée à nouveau aux bureaux. Le grand officier S.S. – à l’hôpital on l’appelait « docteur » – m’a dit que l’on avait vérifié l’adresse de mes beaux-parents. Que c’était vrai. Qu’ils étaient prêts à me recevoir. Il m’a demandé surtout de ne rien dire de ce qui se passait à Auschwitz. Les juifs, les gaz, les bûchers, le crématoire, tout cela c’était des histoires. J’ai dit que c’était des histoires. Il m’a dit qu’on allait vérifier à l’hôpital si j’étais guérie. J’ai dit que je ne voulais pas y aller. Il m’a dit : « C’est obligatoire sinon vous ne serez pas libérée. » On m’a conduit à l’hôpital. Les médecins m’ont gardé deux jours. Il y avait d’autres tsiganes qui avaient été stérilisées comme moi. Elles disaient : « Dans deux jours on est libre. Ils nous donneront de l’argent. » Puis je suis revenue au camp tsigane. Les hommes qui s’occupaient de nous ont dit : « Maintenant il faut attendre. » J’ai attendu l’hiver et le printemps. À l’été, un matin, on a demandé mon numéro. On m’a conduit chez le photographe puis on m’a enfermée dans une cellule. Je suis restée dans le noir plus d’une semaine, peut-être deux. Puis un autre officier est venu. Il m’a dit : « Tu as de la chance. Tu es la dernière tsigane vivante d’Auschwitz. » Je ne comprenais pas. Il riait. Il a dit : « Il n’y a plus de camp tsigane. Tous les tsiganes sont passés par la cheminée. Il ne reste que toi… » Alors seulement j’ai compris. J’ai crié. « Mes filles, mes filles, je veux voir mes filles. Je veux retourner au camp tsigane. » Je me suis jetée sur lui. Je me suis accrochée à sa veste. Je pleurais, je hurlais. Ils ne pouvaient avoir fait ça. Tout le camp tsigane. Et mes pauvres petites filles qui avaient tant souffert. Deux prisonniers sont rentrés. Ils m’ont relevée. L’officier a dit : « Tu seras bientôt libre. Tu pourras retourner chez toi. Mais tu ne dois pas parler. » Je pleurais. Je ne l’écoutais pas. Il m’a giflée. Il ne riait plus. Il m’a dit : « Si tu parles, tu iras au gaz. » Cela m’était égal. Cela m’était égal. J’ai dit : « Emmenez-moi au gaz. Mon mari est mort. Mes filles sont mortes. Je veux aller au gaz. » Il est sorti. Les prisonniers m’ont calmée. Il est revenu. Il a dit : « Tu n’iras pas au gaz. Tu vivras pour ton mari. Pour le souvenir de ton mari. Pour aider tes beaux-parents. Peut-être tu pourras te remarier… » J’ai dit : « Je ferais ce que vous voudrez. » Il a dit : « Tu seras bientôt libérée. Mais avant tu vas aller travailler pendant un mois dans un camp. Pour oublier. Tu ne devras rien dire à personne. Si tu parles tu ne seras pas libérée… » Et je suis partie pour Ravensbrück avec un convoi de femmes. À Ravensbrück un officier qui avait les papiers de mon mari m’a donné une tablette de chocolat. Il m’a dit : « Il ne faut pas parler. Rien. Pas l’opération. Je vais te mettre dans un bon Kommando… »
Ansa, qui croyait être la dernière tsigane survivante est restée une quinzaine de jours avec nous. Nous avons, Frédérique, Lucette et moi, demandé à toutes les femmes des blocks par l’intermédiaire des anciennes et de quelques responsables politiques, surtout des Russes et des communistes, de ne pas adresser la parole à Ansa et surtout de ne pas lui répondre si elle parlait ou posait des questions. Il y allait de sa vie. Elle devait « sortir » pour témoigner. Nous
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