L'holocauste oublié
chirurgicales, me faisait, je crois, confiance. Elle répondit : « Commence demain. » Je lui tendis une feuille de papier qui portait vingt numéros matricules. Elle plia la feuille sans la regarder et la glissa dans une poche. Si elle avait appelé les vingt numéros j’aurais frisé la catastrophe car sur les sept tsiganes, trois seulement avaient les jambes rongées par des plaies. Les autres détenues étaient polonaises et russes.
Pommades, pansements, vitamines, piqûres de calcium, le repos surtout, accomplirent de véritables miracles. En un mois « l’épidémie » était arrêtée et mes vingt « protégées » remontées. Un véritable miracle, je le répète, comme on ne pouvait en voir qu’en camp de concentration. L’une de mes consœurs de Ravensbrück m’avait dit un jour : « Toutes ces femmes sont tellement privées de médicaments qu’un quart de cachet d’aspirine agit sur ces organismes affaiblis avec violence. Un véritable remède de cheval qui vous réveillerait un mort. » Elle exagérait à peine. La plus jeune des tsiganes, Rally, la plus affaiblie, la plus démoralisée des sept « profita » de trois « tournées ». Elle resta neuf jours au Revier. La Kommandante dut s’en apercevoir mais elle ne dit rien. Un soir Rally me fit appeler par une Polonaise. Je la trouvai assise sur son lit, les jambes en tailleur, souriante, détendue peut-être pour la première fois depuis de longues années. Elle me tendit une petite croix de cuivre :
— « C’est pour vous, me dit la Polonaise. Les tsiganes font des croix avec le cuivre des cartouches. Elle dit que ça porte bonheur. »
La tsigane riait. Elle me parlait et je ne comprenais pas. La Polonaise, malgré de nombreuses phrases répétées, traduisait difficilement.
— « Qu’est-ce qu’elle dit ?
— « Elle dit que tu es le soleil, la vie, son père et sa mère. Qu’une femme comme toi ne peut que connaître le bonheur, la joie, la fortune, l’amour jusqu’à la fin de ses jours. Elle prie chaque matin et chaque soir pour toi, pour ta famille, pour ceux que tu aimes. Pour elle tu es comme sa mère. Tu es sa mère. Elle répète le soleil. Le soleil. »
Et Rally m’embrassa la main. Jamais quelqu’un ne m’avait remercié ainsi. Cachée derrière mon armoire à médicaments, j’ai sangloté la plus grande partie de la nuit. J’ai senti en surveillant dans leur lit les six autres tsiganes qui ne sont restées que trois jours, que si nous avions pu bavarder, nous comprendre, elles auraient prononcé à peu de chose près, les mêmes mots que ma petite Rally.
Quinze jours plus tard, au retour de l’équipe jour de l’usine, les sept tsiganes se sont présentées à la porte du Revier. La Polonaise leur a ouvert la porte.
— « Nous voulons voir docteur Suzanne. »
Lorsque je suis arrivée, je ne compris pas cette agitation des tsiganes. Deux, assises par terre, retiraient leurs bas ; les cinq autres se contorsionnaient, jupes remontées aux épaules.
— « Mais qu’est-ce qu’elles font ? »
Et en prononçant cette phrase j’aperçois, au milieu du groupe, un tas de pommes de terre qui grossit à chaque mouvement des tsiganes. Un kilo de pommes de terre, deux, cinq, probablement quinze kilos de pommes de terre, une montagne, là, à leurs pieds, dans l’entrée du Revier, lorsqu’elles eurent rabaissé leur robe… Et elles riaient, riaient. Celle qui était probablement la plus âgée fit un pas vers moi et après une profonde respiration :
— « Pour les malades du Revier… »
Et elle recula vers la porte. Elle avait prononcé cette phrase, elle qui ne parlait pas un seul mot de notre langue, en français. C’était au tour de Rally de s’avancer vers moi. Elle me tendit un paquet. Je reconnus le papier d’emballage de la cartoucherie. Elle dit :
— « Pour toi madame Suzanne, merci, avec notre cœur. »
Rally parlait français, c’était merveilleux.
Émue, tremblante, désemparée – les jambes me manquaient – j’ouvre le paquet et je découvre l’une de ces écharpes en laine crue que les paysannes yougoslaves portaient en arrivant au camp ; parfois sur la tête ou les épaules, le plus souvent auteur de la taille. Dans la pointe, une tsigane avait brodé en rouge ce simple mot qui, croyez-moi, au camp, avait retrouvé toute sa véritable signification : « Merci. » Le « merci » de ces femmes qui pour la première fois, peut-être,
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