L'holocauste oublié
connaissions. C’était un homme débonnaire, parlant l’allemand et le polonais, plaisantant volontiers. Je ne l’ai jamais vu frapper, même en colère. Il avait un nom à consonance polonaise que je regrette d’avoir oublié.
— La route que nous suivions pour nous rendre à Birkenau était celle que j’avais parcourue en sens inverse en décembre 1942, lorsque je fus transféré de Birkenau à Auschwitz. Je pus de nouveau voir se profiler à l’horizon la ville d’Oswiecim (35) , silhouette triangulaire dont le clocher formait la pointe. Mais quel changement ! Après avoir traversé des chantiers, nous longions des groupes de baraques entourés de leurs enceintes de barbelés électrifiés, mais le nombre des bâtisses avait augmenté. C’étaient les camps C.D.E., etc. J’avais connu l’ébauche de ces camps en novembre 1942, mais à cette époque ils étaient déserts. À présent l’animation qui y régnait dépassait celle d’Auschwitz.
— À mesure que nous avancions, une rumeur composée de voix mêlées à des sons d’instruments se faisait de plus en plus perceptible. Tout à coup le chef de l’escorte nous dit :
— « Voilà, vous le voyez maintenant. »
— En effet, nous voyions une foule multicolore où on distinguait nettement des hommes, des femmes et des enfants et nous entendions chanter des chœurs où dominaient des voix de femmes. Nous restâmes interdits. Tout était étrange, à commencer par notre marche. Tout le temps qu’avait duré celle-ci, nous n’avions pas été une seule fois encouragés par des coups ou exhortés par les mots habituels. « Tempo ! los ! srybko ! Drecksau » et autres invectives familières.
— L’escorte S.S. nous dit :
— « Halt ! Mützenab ! »
et nous nous immobilisâmes devant le corps de garde de la porte. Le gradé annonça le nombre de détenus transférés au Zigeunerlager ; nous fûmes comptés et nous entrâmes.
— Spectacle incroyable. Était-ce un rêve ou une farce ? Les habitants s’approchaient sans crainte, les enfants accouraient librement, nous parlaient. À notre question :
— « Que signifie ce cortège de femmes chantant en chœur ? »
— Nous reçûmes la réponse ahurissante que ce cortège revenait de l’épouillage (Entlausung). Ainsi cette opération pénible et redoutée dans tous les camps, revêtait au camp tsigane la forme d’une kermesse.
— On nous conduisit devant un block où un médecin polonais, le médecin en chef du Krankenbau (ensemble des blocks-infirmeries) nous parla correctement et nous répartit dans les divers blocks. Je fus affecté au Block 32, le dernier à droite avant la sauna. J’y retrouvai avec plaisir les médecins polonais Ko et Sn.
— On sait que les blocks de Birkenau (à l’exception du camp des femmes) appelés Stallbaräcke sont tous identiques : une porte d’entrée à chaque extrémité, la double cheminée d’une extrémité à l’autre. Cette double cheminée est horizontale et sert également de banc où on était confortablement assis, surtout en hiver quand elle était chaude. De part et d’autre de cette cheminée, les châlits à trois étages avec les paillasses et les couvertures comme à Auschwitz. La plupart des malades étaient nus.
— En 1943, l’épidémie de typhus exanthématique faisait des ravages parmi la population tsigane et notre Block était bondé de malades. Plusieurs médecins ainsi que beaucoup d’infirmiers en furent atteints, quelques-uns mortellement. Deux médecins juifs moururent en juin et je perdis un excellent ami allemand-aryen (terminologie hitlérienne). Ainsi un Pritsch (châlit) conçu théoriquement pour 12 malades (4 × 3), en recevait 18, 20 et même 24. La morgue était pleine tous les jours. On demandera pourquoi les infirmeries du camp tsigane étaient si encombrées alors que les blocks d’Auschwitz étaient relativement confortables. La réponse est simple : les S.S. veillaient et dès qu’un block était menacé de surpeuplement, les camions passaient et transportaient les malades juifs à la chambre à gaz. En revanche, les tsiganes devaient mourir de mort « naturelle » (maladies sans soins appropriés : gale surinfectée, maladies de carence). Ils étaient et se savaient garantit contre la mort par le gaz.
— Les malades tsiganes étaient calmes, patients, confiants. Ils parlaient entre eux leur langue maternelle courante, c’est-à-dire, l’allemand,
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