L'holocauste oublié
chef-d’œuvre qu’est « Frère Jacques ». Un jour, alors qu’ils chantaient à l’unisson, arriva le beau-père de Milena et sans jamais avoir entendu « Frère Jacques » il associa immédiatement sa voix de baryton. Un autre jour, alors que les enfants essayaient de chanter un canon – à deux voix – ce qui est difficile en langue étrangère et requiert une grande attention, on annonça un S.S. mais trop tard. Le S.S. surprit notre petite chorale. Les enfants se turent et nous nous attendions à des reproches. Comment ? Chanter pendant les heures de travail ? Mais le S.S. commanda : « Weiter singer ! » (continuez à chanter), et les enfants reprirent « Frère Jacques » que le S.S. écouta jusqu’à la fin. Des Pflegers et des tsiganes d’autres Blocks venaient les écouter. La cheminée horizontale servait aussi de scène à quelques petites danseuses. Je dois dire que plusieurs figures exécutées par les enfants trahissaient un certain cabotinage innocent qui n’était pas en harmonie avec leur âge.
— Dans l’ensemble, leur charme n’en souffrait pas. Lorsque nous recevions les visites d’amis du camp des hommes, les enfants se produisaient et étaient applaudis.
— Souvent, alors que nous étions occupés à notre travail, les enfants, qui n’avaient pas oublié la petite sucrerie de saint Nicolas, nous demandaient un « Prachek ». Le mot « prachek » signifie : poudre, cachet, comprimé. Le mot bonbon leur était inconnu, de même que les mots fruit, pomme, sucre, etc. Pour obtenir « quelque chose de bon », ils quémandaient : « Daïté prachek » (j’emploie ici la transcription phonétique). « Pânie doktôjé, daïte prachek. » Ils nous payaient d’avance en nous faisant entendre leurs douces voix mais nous ne pouvions pas leur en donner, n’en ayant pas. Ce n’était pas tous les jours la Saint-Nicolas.
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— Le camp tsigane (Auschwitz II, Section E) était donc une enclave dans l’ensemble constitué par le camp de travail-extermination de Birkenau. Les tsiganes habitant cette enclave se sentaient protégés par une immunité les préservant d’une mort directe (gaz, injection intracardiaque, balle, pendaison). Ils jouissaient en quelque sorte d’un statut tacite. Quel était l’horizon de ce petit monde privilégié ? À l’est, horizon limité par un paysage de baraques de gardiens S.S. et de barbelés électrifiés ; à l’ouest, ligne de chemin de fer où descendaient les transports et au-delà le camp des femmes. Au loin, vers le sud se dessinait la chaîne des monts Tatra dont la couleur et la précision variaient avec la saison et les conditions atmosphériques, mais qui attirait constamment les regards et les pensées. On affirmait, et cela était probable, que les montagnes abritaient des partisans et nous espérions qu’un jour ils viendraient nous aider à briser les chaînes de cet esclavage sans exemple dans l’Histoire et à gagner le maquis.
— Au nord, le camp tsigane avait pour voisin immédiat l’hôpital général de Birkenau au-delà duquel l’horizon était fermé par les crématoires. On voyait donc de près les convois, le Sonderkommando s’affairant devant les crématoires, les flammes et la fumée des cheminées et nous recevions les odeurs caractéristiques, la fumée et la suie. Quelles pouvaient donc être les pensées d’être doués de sensibilité et de réflexion qu’étaient les tsiganes ? Le sentiment de sécurité peut-il résister longtemps à de pareils spectacles ? L’espoir lutte toujours victorieusement, souvent même contre l’évidence : la vie continuait. Dans les intervalles de calme et d’euphorie, les petits orchestres se réunissaient et des marches, des valses, des airs d’opérette résonnaient un peu partout. Souvent, de toutes petites filles étaient invitées dans les Blocks et sur la cheminée horizontale centrale, elles exécutaient ingénument des danses lascives d’odalisque. On voyait la marmaille passer en trombe dans la grande allée du camp.
— « Où courez-vous comme ça, les enfants ?
— « Ils vont jouer “Le Beau Danube bleu”. »
Un autre groupe d’enfants appelait de loin :
— « Venez, ils vont jouer “La Paloma”. »
— Souvent des S.S. s’arrêtaient indécis avant de choisir. Ils se mettaient au deuxième rang, derrière les enfants et écoutaient.
— Les tsiganes n’étaient pas astreints à un travail
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