L'holocauste oublié
je mets au courant mon ami M. S. et il me dit de faire tranquillement le nécessaire car le secrétaire est certainement un ami.
— Je me rends comme d’habitude à la Leichenkammer (morgue) muni de ma pince, du bistouri, des ciseaux courbes et du flacon et comme un voleur, je prélève un œil noir sur un cadavre d’homme et un œil bleu sur un autre. Je regarde si personne ne vient et le cœur battant je me mets à lire. Les lignes dansent un peu, se chevauchent puis s’assagissent, se calment. J’attends le soir, le passage du camion qui emporte les cadavres. Pendant deux jours je tremble encore un peu. Personne ne m’appelle. Boris Komarnicki, l’Ukrainien détenu-chef de la « Politische », terreur des déportés, passe paisiblement en faisant des moulinets avec sa canne et ne dit rien. Ai-je introduit des erreurs dans les recherches des savants généticiens et anthropologues hitlériens ?
— Ai-je freiné ou faussé la marche de la science ? Ce qui est certain c’est que cette supercherie fut une forme de légitime défense.
— Wojciech n’en a sûrement parlé à personne (36) .
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— On lit dans la Bible (Lévitique XIX – 28) : « Et écriture gravée (tatouage) vous ne ferez pas sur vous. » Quelle que soit l’opinion de certains sur ce verset, il est permis d’attacher plus de prix à la parole de la Bible et d’admettre que le tatouage est une abomination au sens étymologique du mot.
— Lorsqu’il s’agit d’un tatouage forcé, lorsqu’on ose maculer un corps d’enfant ou un bras de femme, on commet un crime et un sacrilège inexpiable.
— À l’origine du camp d’Auschwitz-Birkenau, seuls étaient tatoués les détenus juifs des deux sexes. Dans l’esprit des S.S. et de la plupart des détenus « aryens », le tatouage scellait la différence de destin entre les deux catégories de prisonniers : les tatoués voués à l’extermination et les non-tatoués – non porteurs du stigmate indélébile du camp – pouvant raisonnablement espérer la survie, voire la libération.
— Les tsiganes formaient une catégorie à part. Ils étaient tous tatoués sur l’avant-bras gauche. Les bras des enfants n’offrant pas une place suffisante, on les tatouait sur la jambe ou la cuisse.
— En juin-juillet 1943, l’ordre arriva à Auschwitz de tatouer tous les aryens (Polonais, Russes, Tchèques, etc.) à l’exception des allemands. Au camp tsigane, ce fait en soi très important, jeta d’abord un trouble dans les esprits ; il était évident aux yeux de tous que les S.S. gravissaient un degré dans l’échelle d’asservissement des détenus aryens. Mais bientôt cette horreur inattendue sembla oubliée et pour les nouveaux tatoués rien ne changeait apparemment. Tel n’était pas le cas au camp principal d’Auschwitz où l’événement avait été interprété suivant sa véritable signification. Des conversations que nous avions avec des détenus venus de ce camp effectuer des travaux chez nous, il était facile de déduire qu’une résistance y faisait des progrès : les Kapo, les Vorarbeiter et les potentats en général, frappaient moins et il y avait moins de blessés et moins de morts par blessures. Leur expression, certes exagérée, était : « Auschwitz est un sanatorium. » La résistance était secrète, restreinte, mais on en ressentait les bienfaits. Il est certain que beaucoup d’aryens se rendaient compte que la « différence de destin » entre eux et les juifs n’était pas si tranchée.
— Vers la fin de l’automne 1943, une moitié de notre Block devint hôpital d’enfants tsiganes. Ce fut un grand événement pour tout le personnel soignant. Les infirmières s’appliquèrent avec une tendresse maternelle à préparer les lits, à vérifier si dans la fibre de bois (Hobzwolle) des paillasses il n’y avait pas de gros copeaux pouvant percer l’enveloppe et blesser les enfants. On reçut des draps propres et de bonnes couvertures. Des camarades qui devaient sortir revenaient souvent voir si des enfants y étaient déjà. Je verrai toujours le sourire discret et heureux du docteur Schekter lorsqu’il me montra les premiers petits malades. Ils arrivaient et nous apportaient la fraîcheur et le charme de l’enfance, la lumière de leur regard, la chaleur de leur amitié, la musique de leur gazouillis, le parfum de leur innocence. En deux-trois jours, quinze ou vingt places étaient déjà occupées dans les
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