L'honneur de Sartine
capitale à ce qu’il avait cru comprendre. Pourtant ces guides destinés aux voyageurs ne manquaient pas. Ils se multipliaient au contraire, décrivant par le menu les curiosités de la capitale et tout ce qu’un honnête visiteur recherchait dans les commerces, les spectacles, avec un éventail d’offres pour le logis et la table.
Pourtant l’ouvrage dont parlait ce Mercier semblait d’une nature très différente, plus politique. Dans le cas contraire il se serait gardé d’évoquer, avec légèreté certes, les risques encourus en le publiant. Il serait dommage… Restif, dont il paraissait être l’intime, devait en savoir plus long et il serait bien forcé de tout dévider… Au reste d’autres moyens permettraient d’affiner la connaissance de l’homme, ce qu’il était vraiment et ce qu’on pouvait craindre de lui.
Plusieurs fois il avait eu recours aux archives secrètes de l’hôtel de police, ces registres que seuls les initiés connaissaient et dans lesquels étaient consignées par ordre du roi toutes les personnes suspectes, lorsqu’on ne pouvait inculper, faute de preuves. Le tout avec le temps était devenu un pot-pourri où l’on trouvait de tout : assassins présumés, voleurs, sodomites, mal pensants, perturbateurs de l’ordre public, rédacteurs ou distributeurs de libelles et autres cas de police. Même les prisonniers d’État au civil et au criminel y apparaissaient afin de leur faire subir la rigueur des lois s’ils étaient accusés une seconde ou troisième fois. Ces registres étaient brûlés après trente années accomplies.
Nicolas répugnait à consulter cette source dont il savait les pièces souvent erronées et sans aucun contrôle. On y trouvait aussi le vrai et le faux sur une même ligne. Ces parchemins sales menaçaient même les innocents. Il fallait prendre garde dans ces conditions à ce que l’injustice ne s’insinue pas dans une procédure confortée par de fausses informations. Il s’interrogea. Son devoir n’impliquait-il pas de faire surveiller ce Mercier ? Il faudrait y songer, encore que l’idée de profiter de confidences librement exprimées ne lui convînt guère, pour peu
conforme à l’honneur tout simplement. Il repassait dans sa mémoire les propos tenus. Il y trouvait des propositions bien hardies, mais pas plus que celles que, plus souvent qu’à son tour, professait Bourdeau, pourtant fidèle serviteur du roi.
Il fit retour sur lui-même. De par ses fonctions, il était sans doute le mieux à même de pénétrer l’esprit du peuple, de mesurer la misère qui l’accablait, les injustices que l’ordre immuable de la société imposait. Témoin convaincu des souffrances du siècle, il n’en tirait pourtant nulle conclusion extrême, toujours assuré, et espérant, que le roi, les ministres, tous ceux qui détenaient le pouvoir, quelque médiocrité qu’on trouvât chez eux, fraieraient les voies à des améliorations nécessaires. Tel qu’il était, il ne pouvait imaginer autre chose et certainement pas cette vision utopique, pour lui bien floue, dont avait fait mention son interlocuteur. Au fond de lui, une petite voix lui murmurait cependant que la vie des pauvres devait être plus sacrée qu’une partie de la propriété des riches. Quelque fraternité qu’il éprouvât envers les plus humbles qui d’ailleurs le ressentaient, elle ne venait pas à bout d’une espèce de résistance à des idées nouvelles dont la logique lui paraissait bouleverser le système qu’il servait.
Pourtant, que de changements avait-il observés depuis que, vingt ans auparavant, il était entré dans la police. Le peuple était semblable et pourtant différent. Déjà à la fin du règne du feu roi, les signes en étaient apparents. Chaque coup de sang populaire voyait surgir des mines sombres, des silhouettes patibulaires qui par leurs attitude et propos attisaient la fermentation des esprits. Les femmes, toujours actives dans l’invective, étaient aussi de plus
en plus nombreuses dans ces conflits, tout en demeurant la partie la plus aisée à apaiser. Leur émotion l’emportait sur la colère dès qu’on paraissait entendre avec un peu d’humaine attention les doléances présentées. Certains, on pouvait le redouter, viendraient à utiliser en la dévoyant la force particulière des épouses et des mères, alors… Alors il serait malaisé sinon impossible de faire face à la marée déchaînée qui déferlerait. Dernier signe
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