L'Ile du jour d'avant
c’estoit une nécessité écrite dès le jour natal de la création du monde, que je vous visse vous rencontrasse et vous aimasse… Excusez la fureur d’un désespéré ; ou plutôt, ne vous en donnez pas la peine : il est inouï que les souverains aient jamais dû rendre compte de la mort de leurs esclaves… N’avez-vous pas fait deux alambics de mes yeux, par où vous avez trouvé l’invention de distiller ma vie et de la convertir en eau toute claire ? Je vous prie, ne détournez pas votre tête si belle : privé de votre regard, je suis aveugle à cause que vous ne me voyez pas, muet à cause que vous ne me parlez pas et sans mémoire serai à cause que vous n’avez point mémoire de moi… Oh, que de moi l’amour fasse du moins un fragment insensible, une mandragore, une source de pierre qui verse avec ses pleurs toute angoisse ! »
La Dame sûrement tremblait à présent, dans ses yeux brûlait tout l’amour qu’elle avait d’abord celé, et avec la force d’un prisonnier auquel quelqu’un brise les barreaux de la Retenue, et offre l’échelle de soie de l’Opportunité. Il ne restait qu’à la presser encore, et Ferrante ne se limitait pas à dire ce que Roberto avait écrit, mais il savait d’autres mots que maintenant il versait dans ses oreilles à elle envoûtée, envoûtant aussi Roberto, qui ne se rappelait pas les avoir encore écrits.
« O mon pâle soleil, à vos douces pâleurs l’aube vermeille perd chacune de ses flammes ! O doux yeux, de vous je ne demande qu’à être malade. Et rien ne me sert de m’enfuir par les champs ou les forêts pour vous oublier. Ne s’étend forêt sur terre, ne se dresse plante dans la forêt, ne croît ramure sur la plante, ne point feuillage sur la ramure, ne rit fleur dans le feuillage, ne naît fruit en fleur où je ne voie votre souris… »
Et, à sa première rougeur : « Oh, Lilia, si vous saviez ! Je vous ai aimée sans connaître votre visage ni votre nom. Je vous cherchais, et je ne savais où vous étiez. Mais un jour vous m’avez frappé tel un ange… Oh, je sais, vous demandez pourquoi donc ce mien amour ne demeure très-pur de silence, chaste d’éloignement… Mais moi je meurs, o mon cœur, désormais le voyez, déjà l’âme de moi s’envole, ne permettez point qu’elle se dissipe dans les airs, souffrez qu’elle fasse demeure en votre bouche ! »
Les accents de Ferrante étaient si sincères que Roberto soi-même voulait à présent qu’elle trébuchât sur ce doux piège. Ainsi seulement il aurait eu la certitude qu’elle l’aimait.
Ainsi Lilia s’abaissa pour le baiser, puis n’osa, voulant et ne voulant plus, trois fois elle approcha ses lèvres du souffle désiré, trois fois se retira, puis s’écria : « Oh oui, oui, si vous ne m’enchaînez, jamais ne serai libre, chaste ne serai si vous ne me violentez ! »
Et, prenant sa main, après l’avoir baisée, elle se l’était portée au sein ; puis elle l’avait tiré à elle, pour lui tendrement dérober l’haleine sur les lèvres. Ferrante s’était ployé sur ce vase d’allégresses (auquel Roberto avait confié les cendres de son cœur) et les deux corps s’étaient fondus en une âme unique, les deux âmes en un seul corps. Roberto ne savait plus qui se trouvait entre ces bras, vu qu’elle croyait être dans les siens, et en offrant la bouche de Ferrante il essayait d’éloigner la sienne, pour ne pas accorder à l’autre ce baiser.
Ainsi, tandis que Ferrante baisait, et qu’elle rebaisait, voici que le baiser se dénouait dans le néant, et à Roberto il ne restait que la certitude d’avoir été dérobé de tout. Mais il ne pouvait éviter de penser à ce qu’il renonçait à imaginer : il savait qu’être dans l’excès est dans la nature de l’amour.
Par cet excès blessé, oubliant qu’elle était en train de donner à Ferrante, le croyant Roberto, la preuve que Roberto avait tant désirée, il haïssait Lilia et, tout en parcourant le vaisseau il hurlait : « Oh si misérable, que j’offenserais tout ton sexe quand je t’appellerais dame ! Ce que tu as fait est plus d’une furie que d’une femme, et même le titre de bête féroce serait trop honoré pour une pareille bête d’enfer ! Tu es pis que l’aspic qui empoisonna Cléopâtre, pis que le céraste qui attire les oiseaux avec ses fraudes pour ensuite les sacrifier à sa faim, pis que l’amphisbène qui, quelle que soit la proie dont il se
Weitere Kostenlose Bücher