L'Ile du jour d'avant
dans cette société – et après dix ans et plus – avait retrouvé Roberto ! Impossible d’exprimer la joie fielleuse qui emplissait ce malhonnête à revoir le frère haï. Avec une face qui serait apparue transfigurée et bouleversée par la malveillance, s’il ne l’avait lui-même cachée sous son masque, il s’était dit que se présentait enfin l’occasion pour lui d’anéantir Roberto, de s’emparer de son nom et de ses richesses.
En premier lieu, il l’avait épié, des semaines et des semaines durant, au cours de ces soirées, scrutant son visage pour y saisir la trace de chaque pensée. Habitué qu’il était à celer, il était aussi fort habile à découvrir. D’ailleurs, l’amour ne se peut cacher : comme tout feu, il se révèle avec la fumée. En suivant les regards de Roberto, Ferrante avait aussitôt compris qu’il aimait la Dame. Il s’était donc dit que d’abord il devrait soustraire à Roberto ce qu’il avait de plus cher.
Ferrante s’était rendu compte que Roberto, après avoir attiré l’attention de la Dame par son discours, n’avait pas eu le cœur de l’approcher. L’embarras de son frère jouait en sa faveur : la Dame pouvait l’entendre comme désintérêt, et dépriser une chose est le meilleur expédient pour la conquérir. Roberto ouvrait la voie à Ferrante. Ferrante avait laissé la Dame macérer dans une attente incertaine, puis – une fois calculé le moment propice – il s’était disposé à la flatter.
Mais Roberto pouvait-il permettre à Ferrante un amour égal au sien ? Certainement pas. Ferrante tenait la femme pour le portrait de l’inconstance, le ministre des fraudes, langue versatile, pas lents et caprice véloce. Eduqué par d’ombrageux ascètes qui lui rappelaient à chaque instant que El hombre es el fuego, la mujer la estopa, viene el diablo y sopla , il s’était habitué à considérer toute fille d’Ève comme un animal imparfait, une bévue de la nature, torture pour les yeux si elle est laide, tourment du cœur si elle est très belle, tyran de qui en tomberait amoureux, ennemie de qui la mépriserait, désordonnée dans ses envies, implacable dans ses dédains, capable d’enchanter par sa bouche et d’enchaîner par ses yeux.
C’est précisément ce mépris même qui le poussait à la séduction : de ses lèvres sortaient des paroles d’adulation, dans son âme il célébrait l’avilissement de sa victime.
Il se préparait donc, Ferrante, à mettre les mains sur ce corps que lui (Roberto) n’avait pas osé effleurer de la pensée. Celui-là, ce haïsseur de tout ce qui, pour Roberto, était objet de religion, s’apprêterait – à présent – à lui dérober sa Lilia pour en faire l’insipide amoureuse de sa comédie ? Quel supplice. Et quel devoir pénible que de suivre la logique insensée des Romans, qui impose de participer aux affections les plus odieuses, si l’on doit concevoir comme l’enfant de son imagination le plus odieux des protagonistes.
Mais il ne pouvait en être différemment. Ferrante aurait Lilia, autrement, pourquoi créer une fiction, si ce n’est pour en mourir ?
Que s’était-il passé et comment, Roberto ne parvenait pas à se le figurer (parce qu’il n’était jamais parvenu à le tenter). Sans doute Ferrante avait-il pénétré à une heure avancée de la nuit dans la chambre de Lilia, s’accrochant évidemment à un lierre (à l’étreinte tenace, invite nocturne à tout cœur d’amant), qui rampait jusqu’à son alcôve.
Voici Lilia, qui montre les signes de la vertu outragée, au point que quiconque eût prêté foi à son indignation, sauf un homme comme Ferrante, disposé à croire les êtres humains tous déterminés à la tromperie. Voici Ferrante qui tombe à genoux devant elle, et parle. Que dit-il ? Il dit, d’une voix fausse, tout ce que Roberto non seulement aurait voulu dire, mais lui a dit, sans qu’elle sût qui le lui disait.
Comment peut-il avoir fait, le brigand, se demandait Roberto, pour connaître la teneur des lettres que je lui avais envoyées ? Et pas seulement, mais de celles que Saint-Savin m’avait dictées à Casal, et que j’avais pourtant détruites ! Et même de celles que je suis en train d’écrire à présent sur ce vaisseau ! Et pourtant, nul doute que Ferrante déclame maintenant, avec les accents de la sincérité, des phrases fort bien connues de Roberto :
« Madame, dans l’admirable architecture de l’Univers,
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