L'Ile du jour d'avant
victoire coûte des temps longs. Il sait qu’il faut savoir se servir de l’éloignement ; les qualités perdent de leur éclat si elles se montrent trop et l’imagination arrive plus loin que la vue ; le phénix aussi tire profit des lieux reculés pour garder sa légende en vie.
Mais le temps presse. Il faut que, au retour de Roberto, Mazarin le soupçonne déjà et le veuille mort. Ferrante consulte ses compères à la cour et découvre que l’on peut approcher Mazarin à travers le jeune Colbert, auquel il fait alors parvenir une lettre où il touche un mot d’une menace anglaise et de la question des longitudes (n’en sachant rien et l’ayant entendu mentionner une seule fois par Richelieu). Il demande en échange de ses révélations une somme considérable, et obtient une entrevue où il se présente vêtu en vieil abbé, son bandeau noir sur l’œil.
Colbert n’est pas un ingénu. Cet abbé a une voix qui lui paraît familière, suspectes sont les rares choses qu’il lui dit, il appelle deux gardes, s’approche du visiteur, lui arrache et le bandeau et la barbe, et avec qui se trouve-t-il nez à nez ? Avec ce Roberto de la Grive qu’il avait lui-même confié à ses hommes afin qu’ils l’embarquassent sur le navire du docteur Byrd.
En se racontant cette histoire Roberto exultait. Ferrante était allé se fourrer dans le piège de sa propre volonté. « Vous, San Patrizio !? » s’était aussitôt écrié Colbert. Puis, vu que Ferrante tombait des nues et restait muet, il l’avait fait jeter dans un cachot.
Ce fut un divertissement pour Roberto que d’imaginer l’entretien entre Mazarin et Colbert, qui avait aussitôt informé le Cardinal.
— L’homme doit être fou, Éminence. Qu’il ait osé se dérober à son engagement, je puis le comprendre, mais qu’il ait prétendu venir nous revendre ce que nous lui avions donné, c’est signe de folie.
— Colbert, il est impossible que quelqu’un soit assez fou pour me prendre pour un sot. Donc notre homme est en train de jouer, pensant qu’il a en main des cartes imbattables.
— En quel sens ?
— Par exemple, il est monté sur ce navire et y a découvert tout de suite ce que l’on devait en savoir, au point de n’avoir plus besoin d’y rester.
— Mais s’il avait voulu nous trahir il serait allé chez les Espagnols ou chez les Hollandais. Il ne serait pas venu nous défier, nous. Pour nous demander quoi, en fin de compte ? De l’argent ? Il savait bien que s’il s’était comporté loyalement, il aurait eu même une place à la cour.
— D’évidence, il est certain d’avoir découvert un secret qui vaut plus qu’une place à la cour. Croyez-moi, je connais les hommes. Il ne nous reste plus qu’à jouer son jeu. Je veux le voir ce soir.
Mazarin reçut Ferrante tandis qu’il mettait les dernières touches, de ses propres mains, à une table qu’il avait fait dresser pour ses hôtes, un triomphe de choses qui paraissaient quelque chose d’autre. Sur la nappe brillaient des mèches sorties de coupes de glace, et des bouteilles où les vins avaient des couleurs différentes de celles que l’on attendait, au milieu de corbeilles de laitues enguirlandées de fleurs et de fruits artificiels artificiellement aromatiques.
Mazarin, qui croyait Roberto, c’est-à-dire Ferrante, en possession d’un secret dont il voulait tirer le plus grand avantage, s’était résolu à faire mine de tout savoir (je veux dire : tout ce qu’il ne savait pas) de façon que l’autre laissât échapper quelque indice.
D’autre part, Ferrante – quand il s’était trouvé face au Cardinal – avait déjà eu l’intuition que Roberto était en possession d’un secret, dont il fallait tirer le plus grand avantage, et il s’était résolu à faire mine de tout savoir (je veux dire : tout ce qu’il ne savait pas) de façon que l’autre laissât échapper quelque indice.
Ainsi avons-nous en scène deux hommes dont chacun ne sait rien de ce qu’il croit que l’autre sait, et qui, pour se duper tour à tour, parlent chacun par allusions, chacun des deux espérant vainement que l’autre ait la clef de ce chiffre. Quelle belle histoire, se disait Roberto, tandis qu’il cherchait à débrouiller l’écheveau qu’il avait placé sur le dévidoir.
— Monsieur de San Patrizio, dit Mazarin tout en approchant un plat de homards vivants qui paraissaient cuits d’un plat de homards cuits qui paraissaient vivants,
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