L'Ile du jour d'avant
appris ?
Ferrante sorti, Colbert avait dit :
— Votre Éminence croit à ce qu’a raconté cette personne ? Si c’était un jumeau, tout s’expliquerait. Roberto serait encore en mer et…
— Non, si cette personne est son frère, le cas s’explique encore moins. Comment peut-il connaître ce que d’abord nous connaissions exclusivement moi, vous et notre informateur anglais, et puis Roberto de la Grive ?
— Son frère lui en aura parlé.
— Non, son frère a tout su par nous seulement cette nuit-là, et dès lors on ne l’a plus perdu de vue, jusqu’à ce que ce navire ait levé l’ancre. Non, non, cet homme sait trop de choses qu’il ne devrait pas savoir.
— Qu’en faisons-nous ?
— Demande intéressante, Colbert. Si cette personne est Roberto, il sait ce qu’il a vu sur ce navire, et il faudra bien qu’il parle. Et si ce n’est pas lui, nous devons absolument savoir d’où il a tiré ses informations. Dans les deux cas, une fois exclue l’idée de le traîner devant un tribunal, où il parlerait trop et face à trop de gens, nous ne pouvons pas même le faire disparaître avec quelques pouces de lame dans le dos : il a encore beaucoup à nous dire. Et puis s’il n’est pas Roberto mais, comme il a dit, Ferrand ou Fernand…
— Ferrante, je crois.
— Quel qu’il soit. Si ce n’est Roberto, qui est derrière lui ? Pas même la Bastille n’est un lieu sûr. On sait des gens qui de ce lieu ont envoyé ou reçu des messages. Il faut attendre qu’il parle, et trouver la manière de lui ouvrir la bouche, mais entre-temps nous devrions le bouter dans un endroit ignoré de tous, et faire en sorte que personne ne sache qui il est.
Et c’est là que Colbert avait eu une idée sombrement lumineuse.
Quelques jours auparavant un vaisseau français avait capturé sur les côtes de la Bretagne un navire pirate. C’était, quand on dit le hasard, un fluyt hollandais, au nom naturellement imprononçable, Tweede Daphne , autrement dit Daphne Seconde , signe – observait Mazarin – qu’il devait exister quelque part ailleurs une Daphne Première , et cela disait combien ces protestants avaient non seulement peu de foi mais une fluette imagination. L’équipage était fait de gens de toutes les races. Il n’y aurait eu qu’à les pendre tous, mais il valait la peine d’enquêter pour voir s’ils étaient à la solde de l’Angleterre, et à qui ils avaient soustrait ce navire, dont on aurait pu faire un échange avantageux avec ses propriétaires légitimes.
Il s’était donc décidé à mettre le navire au mouillage non loin de l’estuaire de la Seine, dans une petite baie quasi cachée, qui se dérobait même aux pèlerins de Saint-Jacques passant à une faible distance en venant des Flandres. Sur une langue de terre qui fermait la baie il y avait un vieux fortin, qui autrefois servait de prison, mais était presque tombé en désuétude. Et c’est là qu’avaient été jetés les pirates, dans les cachots, gardés par trois hommes seulement.
— Il suffît, avait dit Mazarin. Prenez dix de mes gardes, sous le commandement d’un capitaine brave non dénué de prudence…
— Biscarat. Il s’est toujours bien comporté, depuis l’époque où il se battait en duel avec les mousquetaires pour l’honneur du Cardinal…
— Parfait. Faites conduire le prisonnier au fortin, et qu’on le mette dans le logement des gardes. Biscarat prendra ses repas avec lui, dans sa chambre, et l’accompagnera prendre l’air aussi. Un garde à la porte de sa chambre même de nuit. La réclusion brise les esprits les plus arrogants, notre tête de mule n’aura que Biscarat à qui parler, et il se peut qu’il laisse échapper quelques confidences. Surtout, que personne ne puisse le reconnaître, ni pendant le voyage ni au fort…
— S’il sort pour prendre l’air…
— Eh bien, Colbert, un peu d’inventive. Qu’on lui couvre le visage.
— Je pourrais suggérer… un masque de fer, fermé par un cadenas dont on jetterait la clef à la mer…
— Allons, allons, Colbert, nous sommes peut-être au Pays des Romans ? Nous avons vu hier soir ces comédiens italiens, avec leurs masques de cuir aux longs nez, qui altèrent leurs traits et cependant laissent la bouche libre. Trouvez un de ceux-là, qu’on le lui assujettisse en sorte qu’il ne puisse se l’ôter, et donnez-lui un miroir dans sa chambre, afin qu’il puisse mourir de honte chaque jour. Il a voulu
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