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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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prendre un masque fraternel ? Qu’on le masque en Polichinelle ! Et j’insiste : d’ici au fort, en carrosse fermé, des haltes seulement de nuit et en rase campagne, éviter qu’il se montre aux relais. Si quelqu’un pose des questions, qu’on dise donc que l’on conduit à la frontière une grande dame qui a conspiré contre le Cardinal.

    Ferrante, embarrassé par son travestissement burlesque, fixait maintenant depuis des jours (à travers une grille qui donnait peu de lumière à sa chambre) un gris amphithéâtre entouré de dunes âpres, et la Tweede Daphne à l’ancre dans la baie.
    Il se dominait lorsqu’il se trouvait en présence de Biscarat, lui laissant entendre tantôt qu’il était Roberto et tantôt Ferrante, de façon que les rapports envoyés à Mazarin fussent toujours perplexes. Il parvenait à saisir au passage quelques conversations des gardes, et il avait réussi à comprendre que dans les souterrains du fort étaient enchaînés des pirates.
    En voulant venger sur Roberto un tort qu’il n’avait pas subi, il se creusait la cervelle sur les manières dont il pourrait encourager une émeute, libérer ces crapules, s’emparer du navire et se mettre sur les traces de Roberto. Il savait par où commencer, à Amsterdam il dénicherait des espions qui lui toucheraient quelques mots sur la destination de l’Amaryllis . Il la rejoindrait, découvrirait le secret de Roberto, ferait disparaître en mer son double inopportun, serait en mesure de vendre au Cardinal quelque chose à un prix très élevé.
    Ou peut-être pas ; une fois découvert le secret il aurait décidé de le vendre à d’autres. Et au fond pourquoi le vendre ? Pour ce que lui en savait, le secret de Roberto aurait pu concerner la carte d’une île au trésor, ou bien le secret des Alumbrados et des Rose-Croix, dont on parlait depuis vingt ans. Il aurait exploité la révélation à son avantage, n’aurait plus dû espionner pour un maître, aurait eu des espions à son propre service. Une fois conquis richesse et pouvoir, non seulement le nom héréditaire de la famille, mais la Dame en personne eussent été à lui.
    Certes, Ferrante, pétri de dissentiments, n’était pas capable d’un véritable amour mais, se disait Roberto, il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient pas entendu parler de l’amour. Peut-être Ferrante trouve-t-il dans sa cellule un roman, il le lit, se persuade qu’il aime pour se sentir ailleurs.
    Elle peut-être, au cours de leur première rencontre, avait donné à Ferrante son peigne en gage d’amour. À présent Ferrante le baisait, et le baisant faisait naufrage, oublieux, dans le golfe dont l’éperon d’ivoire avait sillonné les flots.
    Peut-être, qui sait, même un fripon de cette espèce pouvait céder au souvenir de ce visage… Roberto voyait maintenant Ferrante assis dans l’obscurité devant le miroir qui, vu de côté, reflétait seulement la chandelle placée en face. À contempler deux lumignons, l’un singe de l’autre, l’œil se fixe, l’esprit s’en engoue, surgissent des visions. En déplaçant à peine la tête, Ferrante voyait Lilia, le minois de cire vierge, si moite de lumière qu’il en absorbe tout autre rayon, et laisse fluer ses cheveux blonds telle une masse sombre recueillie en fuseau entre ses épaules, la poitrine à peine visible sous une légère robe à demi échancrée…
    Ensuite Ferrante (enfin ! exultait Roberto) voulait tirer trop de gain de la vanité d’un rêve, il se plaçait, insatiable, face au miroir et il n’apercevait derrière la chandelle reflétée que la caroube qui lui couvrait de honte le mufle.
    Bête intolérante pour avoir perdu un don immérité, il recommençait à tâter, sordide, le peigne de Lilia, mais à présent, dans les fumées du maigre reste de chandelle, cet objet (qui, pour Roberto, eût été la plus adorable des reliques) lui apparaissait comme une bouche dentée prête à mordre sa désolation.

32.
    Le Jardin des Délices
    À l’idée de Ferrante enfermé sur cette île, les yeux fixés sur une Tweede Daphne qu’il ne rejoindrait jamais, séparé de la Dame, Roberto éprouvait, concédons-le-lui, une satisfaction répréhensible mais compréhensible, mêlée sans doute à une certaine forme de satisfaction de narrateur, puisque – par une belle antimétabole – il avait réussi à enfermer aussi son adversaire dans un siège spéculairement dissemblable du

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