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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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mis sa tête à l’air pour emplir ses poumons, et avait recommencé de flotter sur les bords de la barrière, à suivre les anfractuosités et les trouées où s’ouvraient des couloirs de cretonne dans lesquels se faufilaient des arlequins ivres, tandis qu’au-dessus d’un escarpement il voyait se reposer, animé de lente respiration et remuement de pinces, un homard crêté de mozzarella, surplombant un lacis de coraux (ceux-ci semblables à ceux-là qu’il connaissait, mais disposés comme le fromage de Frère Etienne, qui ne finit jamais).
    Ce qu’il voyait maintenant n’était pas un poisson, mais pas non plus une feuille, à coup sûr une chose vive, telles deux larges tranches de matière blanchâtre, bordées de rouge de kermès, et un éventail de plumes ; et là où l’on aurait attendu des yeux, s’agitaient deux cornes de cire à cacheter.
    Des polypes ocellés, qui dans leur grouillement vermiculaire et lubrifié révélaient l’incarnadin d’une grande lèvre centrale, effleuraient des plantations d’olothuries albuginées au gland de passe-velours ; de petits poissons rosés et piquetés d’olivette effleuraient des choux-fleurs cendreux éclaboussés d’écarlate, des tubercules tigrés de ramures fuligineuses… Et puis on voyait le foie poreux couleur colchique d’un grand animal, ou encore un feu d’artifice d’arabesques vif-argent, des hispidités d’épines dégoutantes de rouge sang et enfin une sorte de calice de nacre flasque…
    Ce calice finit par lui apparaître comme une urne, et il pensa que parmi ces rochers était inhumé le cadavre du père Caspar. Non plus visible, si l’action de l’eau l’avait d’abord recouvert de tendrons coralliens, mais les coraux, absorbant les humeurs terrestres de ce corps, avaient pris forme de fleurs et de fruits jardinés. Peut-être d’ici peu reconnaîtrait-il le pauvre vieux devenu une créature jusqu’alors étrangère ici-bas, le globe de la tête fabriqué avec une noix de coco lanugineuse, deux pommes séchées pour composer les joues, yeux et paupières devenus deux abricots verts, le nez, une courgette biscornue comme l’étron d’un animal ; dessous, en guise de lèvres, des figues sèches, une betterave avec sa broussaille apicale pour le menton, et un cardon rugueux faisant office de gorge ; à chacune des tempes deux bogues de châtaigne pour faire touffes de cheveux, et pour les oreilles les deux écorces d’une noix coupée ; pour les doigts, des carottes ; en pastèque, le ventre ; en coings, les genoux.

    Comment pouvait-il, Roberto, nourrir des pensées aussi funèbres sous une forme aussi grotesque ? Sous une tout autre forme, la dépouille de son pauvre ami aurait proclamé en ce lieu son fatidique «  Et in Arcadia ego  »…
    Là, peut-être sous la forme de crâne de ce corail graveleux… Ce sosie de pierre lui sembla déjà extirpé de son lit marin. Soit par pitié, en souvenir de son maître disparu, soit pour soustraire à la mer au moins l’un de ses trésors, il le prit et, comme il en avait trop vu pour ce jour, emportant cette proie sur sa poitrine, il était retourné au navire.

33.
    Mondes Souterrains
    Les coraux avaient été pour Roberto un défi. Quand il eut découvert de combien d’inventions était capable la Nature, il se sentit invité à une épreuve. Il ne pouvait pas laisser Ferrante dans cette prison, et sa propre histoire à moitié : il eût satisfait sa rancœur pour son rival, mais pas son orgueil de conteur. Que pouvait-on faire arriver à Ferrante ?
    L’idée était venue à Roberto un matin où, comme à son habitude, il s’était aposté, dès l’aurore, pour surprendre sur l’Île la Colombe Couleur Orange. De grand matin le soleil tapait dans les yeux, et Roberto avait même essayé de fabriquer, autour de la lentille terminale de sa lunette d’approche, une sorte de visière, avec un feuillet du journal de bord, mais il en était réduit à certains moments à ne voir que des papillotages. Lorsque le soleil ensuite s’était levé sur l’horizon, la mer lui faisait miroir et doublait chacun de ses rayons.
    Mais ce jour-là Roberto s’était mis en tête qu’il avait vu quelque chose se lever des arbres vers le soleil, et puis se confondre dans sa sphère lumineuse. Probablement était-ce une illusion. N’importe quel autre oiseau, dans cette lumière, aurait paru briller… Roberto était convaincu d’avoir vu la colombe, et déçu de s’être

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