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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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sien.
    Toi, de ton île, avec ton masque de cuir, tu ne rejoindras jamais le navire. Moi, au contraire, du navire, avec mon masque de verre, je suis désormais tout près de rejoindre mon Île. Ainsi se (lui) disait-il, tandis qu’il se disposait à retenter son voyage par les eaux.

    Il se rappelait à quelle distance du vaisseau il s’était blessé, et donc il nagea d’abord avec calme en portant le masque à sa ceinture. Lorsqu’il estima être arrivé à proximité de la barbacane, il enfila son masque et avança à la découverte du fond marin.
    Pendant un moment il n’observa que des taches, puis, tel qui arriverait par bateau dans une nuit de brume épaisse face à une falaise tout d’un coup se profilant à pic devant le navigateur, il vit le bord du gouffre sur lequel il nageait.
    Il ôta son masque, le vida, le remit en le tenant des deux mains et, à lents coups de pied, il alla à la rencontre du spectacle qu’il avait à peine entrevu.
    C’étaient donc là les coraux ! Sa première impression fut, à en juger par ses notes, confuse et stupéfaite. Il eut la sensation de se trouver dans la boutique d’un marchand d’étoffes qui drapait sous ses yeux gazes et taffetas, brocarts, satins, damas, velours et flocons, franges et effiloches, et encore étoles, chapes, chasubles, dalmatiques. Mais les étoffes évoluaient d’une vie propre avec la sensualité de danseuses orientales.
    Dans ce paysage, que Roberto ne sait décrire parce qu’il le voit pour la première fois, et qu’il ne trouve pas d’images dans sa mémoire pour pouvoir le traduire en mots, voici que surgit soudain une myriade d’êtres que – ceux-là oui – il pouvait reconnaître, ou du moins comparer à quelque chose de déjà-vu. C’étaient des poissons qui se croisaient telles des étoiles filantes dans un ciel d’août, mais on eût dit que, dans la composition et l’assortiment des tons et des dessins de leurs écailles, la nature avait voulu démontrer quelle palette de mordants existe dans l’univers et combien il en peut tenir ensemble sur la même superficie.
    Il y en avait de rayés à plusieurs couleurs, qui en long, qui en large et qui en travers, et d’autres encore par ondes. Il y en avait d’ouvragés à la façon des marqueteries, avec des semis de taches capricieusement disposées, certains grenés ou mouchetés, d’autres mi-partis, grêlés et minusculement tiquetés, ou parcourus de veines comme les marbres.
    D’autres encore à motifs serpentins, ou entrelacés de plusieurs chaînons. Il y en avait d’incrustés d’émaux, de parsemés d’écus et de rosettes. Et l’un, le plus beau de tous, paraissait tout enveloppé au point de cordonnet qui formait deux fils raisin et lait ; et c’était miracle que pas même une fois ne manquât de revenir en haut le fil qui s’était enroulé par en dessous, tel un travail de main d’artiste.
    À ce moment seulement, tandis qu’il percevait en arrière-fond des poissons les formes coralliennes qu’il n’avait pu reconnaître à première vue, Roberto distinguait des régimes de bananes, des paniers de petits pains, des corbeilles de nèfles couleur bronze sur lesquelles passaient canaris et lézards verts et colibris.
    Il était au-dessus d’un jardin, non, il se méprenait, à présent on eût dit d’une forêt pétrifiée, faite de ruines de champignons, erreur encore, il s’était leurré, maintenant se succédaient des coteaux, des plissements, des escarpements, des fosses et des cavernes, un seul glissement de rochers vivants où une végétation non terrestre se composait en formes aplaties, rondes ou écailleuses qui paraissaient endosser un jaseran de granit, et aussi en formes noueuses ou pelotonnées sur elles-mêmes. Pourtant, pour différentes qu’elles fussent, toutes étaient extraordinaires de grâce et de charme, à tel point que même celles qui semblaient travaillées avec une fausse négligence, bâclées en somme, montraient leur rudesse avec majesté, et avaient l’air de monstres, mais de beauté.
    Ou encore (Roberto se rature et se corrige, sans réussir à relater, tel qui doit décrire pour la première fois un cercle carré, une montée horizontale, un silence bruyant, un arc-en-ciel nocturne) ce qu’il voyait là, c’étaient des arbustes de cinabre.
    Peut-être, à force de retenir son souffle, s’était-il obnubilé, l’eau qui envahissait son masque lui brouillait-elle les formes et les nuances. Il avait

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