L'Ile du jour d'avant
hier ?
Peut-être était-il déjà entré dans un de ces univers où, depuis le moment qu’un atome d’eau avait commencé à corroder l’écorce d’un corail mort et que celui-ci avait légèrement commencé à s’effriter, il était passé autant d’années que de la naissance d’Adam à la Rédemption. Et lui ne vivait-il pas son amour dans ce temps où Lilia comme la Colombe Couleur Orange étaient devenues quelque chose pour la conquête de quoi il disposait désormais de l’ennui des siècles ? Ne se disposait-il pas, peut-être, à vivre dans un futur infini ?
À de telles et si nombreuses réflexions se trouvait poussé un jeune gentilhomme qui avait depuis peu découvert les coraux… Et qui sait jusqu’où il serait arrivé s’il avait eu l’esprit d’un vrai philosophe. Philosophe, Roberto ne l’était pas, mais certainement amant malheureux à peine émergé d’un voyage, somme toute non encore couronné de succès, vers une Île qui lui échappait dans les brumes algides du jour d’avant.
C’était cependant un amant qui, pour éduqué qu’il ait été à Paris, n’avait pas oublié sa vie à la campagne. Aussi en vint-il à conclure que le temps auquel il pensait pouvait s’étirer de mille manières telle la farine pétrie avec des jaunes d’œufs, ce qu’il avait vu faire aux femmes de la Grive. Je ne sais pourquoi cette similitude était venue à l’esprit de Roberto, sans doute l’excès de réflexion lui avait-il excité l’appétit, à moins que, effrayé lui aussi par le silence éternel de tous ces infinis, il n’eût voulu se retrouver chez lui, dans la cuisine maternelle. Mais il lui en fallut peu pour passer au souvenir d’autres gourmandises.
Or donc, il y avait des pâtés fourrés d’oisillons, levrauts et faisans, quasi une façon de dire qu’il peut exister tant de mondes l’un à côté de l’autre ou l’un dans l’autre. Sa mère faisait aussi des tartes qu’elle disait « à l’allemande », avec plusieurs couches ou strates de fruits, où s’intercalaient beurre, sucre et cannelle. Et à partir de cette idée elle s’était mise à inventer une tarte salée où, entre plusieurs couches de pâte, elle étendait tantôt une strate de jambon, tantôt d’œufs durs coupés en lamelles, ou de légumes verts. Et cela faisait penser à Roberto que l’univers pouvait être une tourtière où cuisaient au même moment des histoires différentes, chacune avec son temps à soi, toutes éventuellement avec les mêmes personnages. Et comme dans la tarte les œufs qui sont dessous ne savent pas ce qui, de l’autre côté de la feuille de pâte, arrive à leurs confrères ou au jambon qui se trouvent dessus, ainsi dans une strate de l’univers un Roberto ignorait ce que l’autre faisait.
D’accord, ce n’est pas une manière élégante de raisonner, et avec le ventre par-dessus le marché. Mais il est clair qu’il avait déjà en tête ce à quoi il voulait en venir : en ce moment même quantité de roberti différents auraient pu faire des choses différentes, et sans doute sous des noms différents.
Peut-être aussi sous le nom de Ferrante ? Et alors, ce qu’il croyait l’histoire, qu’il inventait, du frère ennemi, n’était-ce pas plutôt l’obscure perception d’un monde où il lui arrivait à lui, Roberto, d’autres aventures que celles qu’il vivait dans ce temps et dans ce monde-ci ?
Allons, se disait-il, c’est toi qui aurais certes voulu vivre ce que vécut Ferrante quand la Tweede Daphne a mis toutes voiles hors. Mais cela, on le sait, car comme le disait Saint-Savin il existe des pensées auxquelles on ne pense pas du tout, qui impressionnent le cœur sans que le cœur (et figurons-nous l’esprit) s’en aperçoive ; et il est inévitable que certaines de ces pensées, qui parfois ne sont que des désirs obscurs, point si obscurs que cela, s’introduisent dans l’univers d’un Roman que vous croyez concevoir pour le goût de mettre en scène les pensées des autres… Mais moi je suis moi, et Ferrante est Ferrante, et maintenant je vais me le démontrer en lui faisant courir des aventures dont je ne pourrais vraiment pas être le protagoniste, et qui, si elles se déroulent dans un univers, c’est celui de l’imagination, parallèle à nul autre.
Et il se complut, durant toute cette nuit-là, oublieux des coraux, à concevoir une aventure qui pourtant, une fois encore, le conduirait au plus déchirant des
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