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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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Roberto, après ses méditations sur les mondes infinis, ne tenait plus à continuer d’imaginer des événements qui se déroulaient au Pays des Romans, mais une histoire vraie d’un pays vrai, dans lequel lui aussi habitait, à part que – comme l’Île se trouvait dans le proche passé – son histoire pouvait avoir lieu dans un futur non lointain où fut satisfait son désir d’espaces moins courts que ceux où son naufrage le contraignait.
    S’il avait commencé l’histoire en mettant en scène un Ferrante de convention, un Iago né de son ressentiment pour une offense jamais subie, à présent, ne pouvant supporter de voir l’Autre auprès de sa Lilia, il s’attribuait sa place et – osant prendre acte de ses pensées obscures – il admettait sans ambages que Ferrante, c’était lui.
    Désormais persuadé que le monde pouvait être vécu depuis d’infinies parallaxes, si d’abord il s’était élu comme un œil indiscret qui scrutait les actions de Ferrante au Pays des Romans, ou dans un passé qui avait été aussi le sien (mais qui l’avait effleuré sans qu’il s’en rendît compte, déterminant ainsi son présent), maintenant, lui, Roberto, il devenait l’œil de Ferrante. Il voulait jouir avec l’adversaire des événements que le sort aurait dû lui réserver.

    Or donc allait la nef sillonnant les champs liquides et les pirates étaient dociles. Veillant sur le voyage des deux amants, ils se limitaient à découvrir des monstres marins et, avant d’arriver sur les côtes américaines, ils avaient vu un Triton. Pour autant qu’il était visible hors des eaux, il avait forme humaine, sinon que les bras étaient trop courts par rapport au corps : les mains étaient grandes, les cheveux gris et épais, et il portait une barbe longue jusqu’à l’estomac. Il avait des yeux immenses et la peau rêche. Comme on l’approcha, il parut soumis et se dirigea vers le filet. Mais sitôt qu’il sentit qu’on le tirait vers la barque, et avant qu’il se fût montré en dessous du nombril pour révéler s’il avait queue de sirène, il déchira le filet d’un coup d’un seul, et disparut. Plus tard, on le vit se baigner au soleil sur un rocher, mais toujours cachant la partie inférieure de son corps. En regardant le navire il agitait les bras comme s’il applaudissait.
    Une fois entrés dans l’océan Pacifique, ils étaient parvenus à une île où les lions étaient noirs, les poules vêtues de laine, les arbres ne fleurissaient que la nuit, les poissons avaient des ailes, les oiseaux des écailles, les pierres flottaient et le bois coulait à pic, les papillons resplendissaient de nuit, les eaux enivraient comme du vin.
    Dans une deuxième île, ils virent un palais bâti de bois pourri, peint de couleurs désagréables à l’œil. Ils y entrèrent et se trouvèrent dans une salle tapissée de plumes de corbeaux. Dans chaque paroi s’ouvraient des niches où l’on voyait, au lieu de bustes de pierre, des avortons au visage hâve, qui, par un accident de la nature, étaient nés culs-de-jatte.
    Sur un trône crasseux était le Roi qui, d’un geste de la main, avait suscité un concert de marteaux, tarières crissant sur des plaques de pierre, couteaux grinçant sur des assiettes de porcelaine, et à ce son étaient apparus six hommes, tous la peau sur les os, abominables avec leur regard bigle.
    En face d’eux étaient apparues des femmes, si grosses qu’il s’avérait impossible de l’être davantage : après une révérence à leurs compères, elles avaient donné le branle à une danse qui faisait ressortir boiteries et difformités. Puis firent irruption six bravaches qui semblaient nés d’un même ventre, avec des nez et des bouches si grands, et des dos si bossus, que plus que des créatures ils avaient l’air de mensonges de la nature.
    Après la danse, comme ils n’avaient encore entendu mot et pensant que sur cette île on parlait une langue différente de la leur, nos voyageurs s’essayèrent à faire des demandes à l’aide de gestes, qui sont une langue universelle grâce à quoi l’on peut communiquer, fut-ce avec les Sauvages. Mais l’homme répondit en une langue qui ressemblait plutôt à la Langue perdue des Oiseaux, faite de trilles et sifflements, et ils l’entendirent comme s’il avait parlé dans leur langue. Ils comprirent ainsi que, alors qu’ailleurs on estimait la beauté, dans ce palais on appréciait seulement l’extravagance. Et que

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