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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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Roberto), et puis disposer à sa guise de cette terre dont il serait l’unique découvreur.
    Ce fut l’eunuque qui lui suggéra la manière de procéder sans se tromper de route : il aurait suffi que l’on eût blessé un autre chien, et que lui, chaque jour, il eût agi sur un échantillon de son sang, comme il faisait pour le chien de l’Amaryllis , et Ferrante aurait reçu les mêmes messages quotidiens que recevait Byrd.
    Je partirai sur-le-champ, avait dit Ferrante ; et sur l’avis de l’autre, qu’il fallait en premier lieu chercher un chien : « J’ai bien mieux qu’un chien à bord », s’était-il exclamé. Il avait conduit l’eunuque sur le navire ; il s’était assuré qu’il se trouvait un barbier dans l’équipage, un expert en phlébotomie et autres semblables besognes. « Moi, capitaine, avait affirmé un rescapé de cent nœuds coulants et mille bouts de corde, quand on écumait les mers, j’ai coupé plus de bras et de jambes à mes compagnons que je n’en avais d’abord blessé aux ennemis ! »
    Une fois descendu dans le fond de cale, Ferrante avait enchaîné Biscarat sur deux pals obliquement croisés puis, de sa main même, à l’aide d’une lame il lui avait profondément incisé le flanc. Tandis que Biscarat gémissait, l’eunuque avait recueilli le sang qui coulait avec un linge qu’il avait replacé dans un sachet. Ensuite de quoi il avait expliqué au barbier comment il devrait s’y prendre pour garder la plaie ouverte tout au long du voyage, sans que le blessé en mourût, mais sans qu’il en guérît non plus.
    Après ce nouveau crime, Ferrante avait donné l’ordre de hisser les voiles pour les Îles de Salomon.

    Quand il eut raconté ce chapitre de son roman, Roberto éprouva un haut-le-cœur, il se sentait las, lui, et accablé, sous le poids de tant de mauvaises actions.
    Il ne voulut plus imaginer la suite, et il écrivit plutôt une invocation à la Nature, afin que – telle une mère qui veut contraindre son enfant à dormir dans son berceau, le couvre d’une petite nuit en tendant un drap au-dessus de lui – elle étendît la grande nuit sur la planète. Il pria que la nuit, en dérobant toute chose à sa vue, invitât ses yeux à se fermer ; que, avec l’obscurité, vînt le silence ; et que, de même qu’au lever du soleil lions ours et loups (auxquels, comme aux voleurs et aux assassins, la lumière est odieuse) courent se terrer dans leurs grottes où ils ont refuge et franchise, de même à rebours, le soleil retiré derrière l’Occident, se détournassent tout le tintamarre et le tumulte des pensées. Que, une fois la lumière morte, s’évanouissent en lui les esprits qui se ravivent à la lumière, et se fit trêve et silence.
    Lorsqu’il souffla sur la lampe, seul un rayon de lune qui pénétrait de l’extérieur éclaira ses mains. Une brume se leva de son estomac à son cerveau et, retombant sur les paupières, elle les enferma afin que l’esprit ne se présentât plus pour voir quelque objet qui le dissipât. Et de lui dormirent non seulement les yeux et les oreilles, mais aussi les mains et les pieds, sauf le cœur, qui jamais ne s’arrête.
    Dans le sommeil l’âme aussi dort ? Hélas non, elle veille, seulement elle se retire derrière un rideau, et fait du théâtre : alors les matassins fantômes sortent en scène et jouent une comédie, mais telle que la jouerait une compagnie d’acteurs ivres ou fous, si déformées paraissent les figures, et bizarres les habits, et inconvenantes les allures, hors de propos les situations et excessifs les propos.
    Comme quand on coupe en plusieurs parties un mille-pattes, que les parties libérées courent, chacune ne sait où, car sauf la première, qui conserve la tête, les autres ne voient pas ; et chacune, telle une chenille intacte, s’en va sur les cinq ou six pieds qui lui sont restés, et emporte ce morceau d’âme qui lui appartient. De même dans les songes, on voit pousser sur la tige d’une fleur le cou d’une grue terminé par une tête de babouin, avec quatre cornes d’escargot qui jettent le feu, ou fleurir au menton d’un vieux une queue de paon en guise de barbe ; à un autre, les bras semblent des vignes tortillées, les yeux des lumignons dans une coquille, ou le nez un chalumeau…
    Roberto, qui dormait, rêva donc le voyage de Ferrante qui se poursuivait, sauf qu’il le rêvait comme rêve.
    Rêve révélateur, en somme. On aurait bien dit que

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