L'Ile du jour d'avant
sinon, pourraient se mouvoir les atomes ? S’il n’y avait point de vide il n’y aurait point de mouvement, ou il faut admettre la pénétration des corps. Il serait ridicule de penser que quand une mouche pousse de l’aile une parcelle d’air, cette parcelle en fait reculer devant elle une autre, et cette autre encore une autre, et qu’ainsi l’agitation du petit orteil d’une puce, pousse que je te pousse, aille faire une bosse derrière le monde !
D’un autre côté, si le vide était infini et le nombre des atomes fini, ces derniers ne cesseraient pas de se mouvoir en tous sens, ils ne s’entrechoqueraient jamais (de même que deux personnes ne se rencontreraient jamais, à moins d’un hasard impensable, si elles erraient à travers un désert sans fin), et ils ne produiraient pas leurs composés. Et si le vide était fini, et les corps infinis, il n’aurait pas de place pour les contenir.
Naturellement, il suffirait de penser à un vide fini habité par des atomes en nombre fini. Le Prévôt me disait que telle est l’opinion la plus prudente. Pourquoi vouloir que Dieu soit obligé, à l’exemple d’un chef de troupe, de produire d’infinis spectacles ? Il manifeste sa liberté, éternellement, à travers la création et la sustentation d’un seul monde. Il n’y a pas d’arguments contre la pluralité des mondes, mais il n’y en a pas non plus en sa faveur. Dieu, qui est avant le monde, a créé un nombre suffisant d’atomes, dans un espace suffisamment vaste, pour composer son propre chef-d’œuvre. À son infinie perfection participe aussi le Génie de la Limite.
Pour voir si et combien de mondes il y aurait en une chose morte, Roberto était allé dans le petit musée de la Daphne, et il avait aligné sur le tillac, devant lui comme autant d’astragales, toutes les choses mortes qu’il y avait trouvées, fossiles, galets, arêtes ; son regard passant de l’une à l’autre, il continuait de réfléchir au hasard sur le Hasard et sur les hasards.
Mais qui me dit (disait-il) que Dieu tende à la limite, si l’expérience me révèle sans trêve d’autres et de nouveaux mondes, aussi bien en haut qu’en bas ? Il se pourrait alors que non pas Dieu, mais le monde soit éternel et infini et qu’il l’ait toujours été et qu’il en soit toujours ainsi, en une infinie recomposition de ses atomes infinis dans un vide infini, selon certaines lois que j’ignore encore, par écarts imprévisibles mais réglés des atomes, qui s’affoleraient sinon. Et alors le monde serait Dieu. Dieu naîtrait de l’éternité comme univers sans rivages, et je serais soumis à sa loi, sans savoir quelle elle est.
Sot, disent certains : tu peux parler de l’infinité de Dieu parce que tu n’es pas appelé à la concevoir avec ton esprit, mais seulement à y croire, comme l’on croit à un mystère. Mais si tu veux parler de philosophie naturelle, ce monde infini tu devras pourtant bien le concevoir, et tu ne peux.
Admettons. Mais posons alors que le monde est plein et qu’il est fini. Cherchons de concevoir alors le rien qu’il y a après que le monde a sa fin. Quand nous pensons à ce rien, nous pouvons nous l’imaginer comme un vent peut-être ? Non, parce qu’il devrait être vraiment rien, pas même vent. Un interminable rien, en termes de philosophie naturelle – non de foi – est-il concevable ? Il est de beaucoup plus facile d’imaginer un monde qui va à perte de vue, de même que les poètes peuvent imaginer des hommes cornus ou des poissons à deux queues, par composition de parties déjà connues : il n’est que d’ajouter au monde, là où nous croyons qu’il finit, d’autres parties (une étendue faite encore et toujours d’eau et de terre, d’astres et de cieux) semblables à celles que nous connaissons déjà. Sans limites.
Que si en outre le monde était fini, mais que le rien, en tant qu’il est rien, ne pouvait être, que resterait-il au-delà des confins du monde ? Le vide. Et voilà que pour nier l’infini nous affirmerions le vide, qui ne peut être qu’infini, faute de quoi à son terme il faudrait penser de nouveau une nouvelle et impensable étendue de rien. Et alors autant penser tout de suite et librement au vide, et le peupler d’atomes, sauf à le penser comme vide qui plus vide ne saurait être.
Il se trouvait que Roberto jouissait d’un grand privilège, qui donnait sens à son infortune. Voilà qu’il avait la preuve évidente de
Weitere Kostenlose Bücher